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[samedi]Fernando Pessoa


Lord Paladin

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Fernando Pessoa

Quatre poètes pour un seul homme.

Avant de commencer mon article je me dois de me fendre d’une petite précision. Pessoa est un poète portugais, et bien qu’en matière de poésie je considère toute traduction comme un scandale, c’est en mon âme et conscience que j’ai choisi dans ce numéro de vous faire découvrir cet individu, ou plutôt ces individus pour le moins étonnants et que certains placent parmi les plus grands poètes qui furent.

Car si en effet, Pessoa désigne indubitablement une seule personne, sa plume correspond pourtant à plusieurs poètes différents ! Il ne s’agit pas cependant seulement d’une simple question de pseudonyme sous lequel seraient parus plusieurs de ses ouvrages mais bien d’une œuvre littéraire complexe empruntant au théâtre et à la schizophrénie pour bâtir une histoire à mi-chemin entre la réalité et la fiction. Mais cela doit encore vous paraître bien obscur aussi s’agit-il de commencer par vous narrer la vie du seul et multiple protagoniste de notre article.

Fernando António Nogueira Pessoa dont le nom dérivé du vieux portugais Pessôa signifie « personne », naquit le 13 juin 1888 à Lisbonne. Son père secrétaire d’état et critique musical mourra cinq ans après sa naissance et sa mère se remariera alors avec le consul du Portugal à Durban, emmenant son fils avec elle en Afrique du sud. Il est amusant de noter que son grand-père était un ancien général qui restait alité toute la journée pour composer des vers par simple phobie du monde. En Afrique, le jeune Fernando est alors inscrit à la Durban High School où il apprend l’anglais, langue dans laquelle il écrira l’ensemble de ses poèmes jusqu’en 1291, et ne tarde pas à se faire remarquer comme un élève brillant et prometteur, avant de rejoindre l’université du Cap. C‘est aussi à cette époque qu’il s’imprègne de la littérature britannique, notamment de Ben Jonson, Shakespeare, Keats, Tennyson, Poe, Dickens, etc.

Il rentrera en 1905 à Lisbonne et ne voyagera plus jamais, passant le reste de sa vie dans un quartier de la ville portugaise qui l’a vu naître et qui le verra mourir, ne cessant jamais de marcher dans cette étroite bande le long du fleuve, délimitée par le château São Jorge et la place du Figuier, à l’est, et par le port d’Alcantara, à l’ouest. Dans ces endroits chargés de poésie où la silhouette élancée du poète passait telle une ombre inconnue, on peut encore trouver des traces de sa présence : que ce soit la table du café Martinho da Arcada qui parait-il, serait restée telle qu’elle, ou encore le café A Brasileira où l’admirateur en pèlerinage peut aujourd’hui prendre un verre en tête à tête avec la statue grandeur du poète assise là pour l’éternité.

En 1907, le jeune garçon tente de fonder une entreprise de typographie grâce à l’argent hérité de sa grand-mère. Malheureusement, il ne devra pas connaître le succès et sera contraint de fermer en moins d’un an. Afin de subvenir à ses besoins, il postule donc comme « correspondant étranger » au journal Comércio et complètera son salaire en effectuant des travaux de traduction pour des entreprises d’import-export. Ce sera sa principale source de revenu pour l’ensemble de sa vie.

D’un point de vue littéraire, ses rares apparitions se feront dans des revues que ce soit en tant que critique ou collaborateur, voir même fondateur. Ainsi il tente en 1915 de lancer la revue Orpheu dont ne sortiront malheureusement que deux exemplaires tant ses positions tranchées et sa liberté de ton complète choqueront aussi bien la critique que le grand public. 1920 voit la fondation de la maison d’édition Olisipo par le poète et quelques uns de ses amis. Cette dernière publiera d’ailleurs certains des poèmes anglais de Pessoa. En 1922, il commence à collaborer à la revue Contemporânea, puis à la revue Athena qu’il a contribué à fonder en 1924…

Pour l’unique livre publié de son vivant, Message, il gagnera le prix Antero de Quental en 1934. Mais dès l’année suivante, il refusera de participer à la cérémonie de remise des prix pour protester contre la venue au pouvoir de Salazar. Il mourra le 2 décembre de la même année, encore complètement inconnu. Cette existence quelque peu grise et maussade ne doit pas faire passer le poète pour un romantique ou un poète maudit comme on l’a souvent suggéré en le comparant notamment à Kafka. Il fréquentait nombre de cafés, participait à de nombreux cercles littéraires en compagnie des écrivains Mário de Sá Carneiro, José de Almada-Neigreiros, Luís de Montalvor, publiait des billets et des articles et rêvait même de prendre la tête d’un nouveau mouvement artistique proche du cubisme : les intersectionnistes, qui déboucheront sur le futurisme de Marinetti alors en train de conquérir l’Europe.

Mais alors pourquoi ce timide fils de fonctionnaire, cet individu introverti, ce triste employé de bureau est-il considéré comme l’un des plus grands poètes portugais, si ce n’est mondiaux ? Cette deuxième histoire commence après la mort de Pessoa, lorsqu’en fouillant les affaires du poète défunt on y trouva une malle. Car ce génie incompris entassait ses œuvres dans un coffre d’où l’on ne cessa d’exhumer des œuvres souvent inachevées, généralement dépourvues de la moindre structure, mais disposant pour elles d’un style incomparable. On y découvre surtout un paysage littéraire complet avec tous les styles de l’érotisme à l’ésotérisme, sous toutes les formes, mais aussi sous de nombreux noms différents. Et loin d’être un simple caprice, chaque nom se réfère à un style, une idéologie, une façon différente de penser le monde. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir les différents personnages s’affronter en des joutes oratoires ou même critiquer ouvertement les écrits et les pensées d’un autre pseudonyme.

Celui qui sera nommé Caeiro est sans doute la principale figure de la poésie de Pessoa et en est aussi le personnage le plus énigmatique. Selon l’auteur, celui qu’il appelle son maître serait venu en lui tout un coup. Ainsi qu’il l’écrit dans une lettre à son ami Casais Montero : « Un jour où j'avais finalement renoncé — c'était le 8 mars 1914 — je m'approchai d'une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je peux. Et j'ai écrit trente et quelques poèmes d'affilée, dans une sorte d'extase dont je ne saurais saisir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrai en connaître d'autres comme celui-là. Je débutai par un titre : O Guardador de Rebanhos (Le Gardeur de troupeaux). Et ce qui suivit fut l'apparition en moi de quelqu'un, à qui j'ai tout de suite donné le nom d'Alberto Caeiro. Excusez l'absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi ! »

Il est important de noter que Caeiro sera le premier des hétéronymes. Il fut pour ainsi dire inventé lors d’une transe d’une étrange nature et devait fournir l’idée principale qui allait définir le style d’écriture de Pessoa : non se contenter d’écrire de la poésie, mais plutôt inventer des poètes.

Là où tout cela se complique, c’est que les idées d’Alberto Caeiro ne sont pas celles de son père littéraire et que Pessoa ne tardera pas à écrire une lettre afin de mettre les choses au point, notamment au sujet du huitième poème écrit lors de cette transe, particulièrement iconoclaste et qu’il avouera même avoir écrit : « Avec un haut-le-corps de répugnance ». Il y explique sa position en ces termes : « J'ai construit en moi divers personnages distincts entre eux et de moi-même, personnages auxquels j'ai attribué des poèmes divers qui ne sont pas ceux que, étant donné mes sentiments et mes idées, j'écrirais. » Puis parlant de ces propres œuvres : « beaucoup d’entre eux expriment des idées que je n’accepte pas. […] Il n’est vrai que de les lire tels qu’ils sont, ce qui est d’ailleurs la vraie façon de lire. » Cette façon de procéder pourrait être une simple façon de se protéger de toute critique mais la suite de cette lettre comporte une phrase plus intéressante encore : « Me dénier le droit d'en user ainsi, ce serait la même chose que de dénier à Shakespeare le droit de donner expression à l'âme de Lady Macbeth, sous prétexte que lui, poète, n'était ni une femme, ni, autant qu'on le sache, un hystéro-épileptique... »

Pessoa se présente donc comme un romancier créant des personnages destinés peut-être à pousser à la réflexion, mais en aucun cas il ne faut y voir dans les idées des personnages ceux de leur père et auteur. Ses poèmes présentent en effet Caeiro comme une sorte de sage vivant reculé du monde et méditant sur la vacuité de la pensée. Ces œuvres présentent une humanité égarée et proposent une étonnante religion (si tant est que le mot convienne tout à fait) centrée sur un refus complet de juger le monde, sur la vacuité qu’il y a à vouloir réfléchir sur le monde et lui donner un sens, ou même de simple qualité. Ainsi le poème XXIV du Gardeur de troupeau nous rappelle :

Ce que nous voyons des choses, ce sont les choses.

Pourquoi verrions-nous une chose s’il y en avait une autre ?

Pourquoi le fait de voir et d’entendre serait-il une illusion,

Si voir et entendre c’est vraiment voir et entendre ?

L’essentiel c’est qu’on sache voir,

Qu’on sache voir sans se mettre à penser,

Qu’on sache voir lorsque l’on voit,

Sans même penser lorsque l’on voit

Ni voir lorsque l’on pense.

Et tout le reste de l’œuvre nous enjoint à ce même comportement, cette cessation de juger, d’inventer et d’embellir. Il décrit un désenchantement du monde au profit d’une vision simplement matérialiste dénuée de tout spiritisme et de toute magie, de toute poésie. Les fleurs ne sont rien de plus que des les fleurs dénuées d’âmes, de sentiments, de beauté même. Une fleur n’est pas belle, nous explique le vieux maître, elle est une fleur, peut être est-elle bleue, ronde, avec des vertes feuilles trilobées réparties régulièrement le long de la tige, mais tout autre action qu’une simple description factuelle reviendrait à juger le monde ce qu’il n’est pas permis de faire.

De la beauté, une fleur par hasard en aurait-elle ?

Un fruit, aurait-il par hasard de la beauté ?

Non : ils ont couleur et forme

Et existence, tout simplement.

Loin de la célèbre sentence Nietzschéenne « Et vous dites, mes amis, que l’on ne doit pas discuter des goûts et des couleurs ? Mais toute la vie n’est qu’une querelle sur les goûts et les couleurs. », Caeiro se propose d’une simple contemplation, une joie contemplative.

Mon mysticisme est dans le refus de savoir.

Il consiste à vivre et à ne pas y penser.

C’est une façon de se réjouir de toute chose d’égale façon en acceptant leur existence et en leur accordant pour mérite la seule vertu qui ne pourra jamais leur être retirée : l’existence. Cet état de fait se trouve formidablement exprimé dans deux des Poèmes désassemblés qui expriment toute la force simple et puissante du style d’Alberto Caeiro, tirant sa force même de la brièveté et de la répétition :

Un jour de pluie est aussi beau qu’un jour de soleil,

Ils existent tout deux, chacun à sa façon.

Nous apprend le premier.

Peu m’importe.

Peu m’importe quoi ? Je ne sais : peu m’importe.

Scande le second dans le style répétitif caractéristique de cet hétéronyme.

Ce nihilisme et cette façon de retirer tout pouvoir à l’homme même celui de son propre jugement n’a pas seulement scandalisé Pessoa, mais aussi étonné et choqué d’autres hétéronymes. Notamment Alvaro de Campos dont les notes ouvrent le livre des quarante-neufs poèmes du gardeur de troupeau. Il y est décrit les rapports imaginés entre ce poète somme toute plus classique et cet étrange mystique, et cette fiction de quelques pages nous met en avant tout l’abîme qu’il peut y avoir entre deux façon différentes de voir le monde. Citons cette conversation qui saura ravir l’esprit de tout scientifique (C’est Alvaro qui parle en premier) :

- Vous ne concevez donc pas l’espace comme infini.

- Je ne conçois rien comme infini. Comment pourrais-je concevoir une chose quelconque comme infinie ?

- Mon ami, lui dis-je, supposez un espace. Au-delà de cet espace il y a encore plus d’espace, et encore au-delà, et ensuite davantage, et toujours plus. Cela n’en finit pas.

- Pourquoi ? dit mon maître Caeiro.

Je me trouvais pris dans un séisme mental.

- Supposez que cela finisse, m’écriai-je ? Qu’y a-t-il ensuite ?

- Si cela finit, il n’y a rien ensuite, répondit-il.

[…]

- Voyez-vous, Caeiro… Considérez les nombres… Où finissent les nombres ? Prenons un nombre quelconque : 34, par exemple. Au-delà de celui-ci nous avons 35, 36, 37, 38, et ainsi sans pouvoir nous arrêter. Il n’est de nombre si grand qui ne suppose un nombre plus grand encore…

- Mais ce sont là des nombres, protesta mon maître Caeiro.

Et puis il ajouta, me regardant avec une impressionnante candeur :

- Qu’est-ce que le 34 dans la Réalité ?

Dans l’univers poétique de Pessoa, Alvaro représente en effet la figure de l’avant-gardiste désespéré et solitaire. Un homme qui se cherche et se perd lui-même. Des signes laissent à penser qu’il serait né le 15 octobre 1890, mais son poème intitulé Anniversaire a été composé un 13 juin – je vous laisse le soin de trouver pourquoi – double supercherie ou le mensonge se révèle être vérité ! Il est construit comme un homme de science bien instruit parlant aussi bien l’anglais que le latin. Homme mouvant et insaisissable, il semble s’attacher à toute chose et les faire sienne, les mêler dans son propre creuset afin de forger sa poésie. Véritable bouillonnement d’idées et de création, Alvaro est le plus productif des hétéronymes notamment dans ses odes aux noms évocateurs : Ode maritime, la Triomphale, Ode martiale, etc. Les deux premières marqueront de leur fureur débridée et puissante la revue Orpheu et en assureront le succès, au moins temporairement.

Cette passion créatrice effrénée trouvera son opposé en la personne de Ricardo Reis, un petit homme au teint brun mat élevé chez des jésuites et établi au Brésil en tant que médecin. Il correspond pour sa part à la poésie classique et ouvragée rejetée par les deux autres hétéronymes. Tout dans son style évoque la rigueur marmoréenne de la poésie grecque, de la forme stricte et pure frôlant parfois l’archaïque jusqu’à la pseudo-mythologie dont il peuple le ciel en une réaction aux excès de l’art moderne que représente Alvaro qu’il présentera lui-même comme un néo paganisme. C’est une littérature précise, presque précieuse que Guibert qualifiera d’ « antique frais retiré du congélateur ».

Entre ces deux hommes naitront des luttes d’idées furieuses dont l’arbitre Pessoa écrira : « j’entendis en moi les débats et les divergences de points de vue, et en tout cela il me parut que je fus, moi créateur de tout, de tous le moins présent. Si je peux publier un jour le débat esthétique entre Ricardo Reis et Alvaro de Campos, vous verrez comme ils sont différents, et en quoi je ne suis pour rien dans cette affaire. »

Mais plus que cela, Reis se démarque aussi par son antériorité. Antériorité d’abord, dans sa date de naissance fictive qui le place comme l’aîné des hétéronymes. Mais surtout dans son processus de création puisqu’on décèle les premiers « pas » de ce personnage dès l’époque où Pessoa était encore étudiant à la Durban High School, inspiré dans son caractère et ses idées par le professeur de latin de Fernando. Mais aussi par les poètes latins eux-mêmes et notamment Milton dont l’ode Ad Pyrrham d’Horace traduite lors d‘un cours fournira la base sur laquelle se développeront les odes de Reis, imitée à la fois dans sa forme mais aussi dans son rythme, dans sa syntaxe, son lexique, etc. Proche par sa formation de médecin des courants de l’épicurisme, Reis cherche dans sa poésie une forme de règle et d’harmonie à travers une discipline qui se retrouve principalement dans le rythme. D’ailleurs, il soutenait que ce dernier marquait seul la séparation entre la prose et la poésie dans cette conception il fallait que « la discipline [soit] apprise jusqu’à devenir une partie de l’âme. » Alors seulement l’esprit pouvait concentrer ses efforts sur l’idée d’où surgiraient naturellement les mots et à travers eux le rythme : « La poésie est une musique qui se fait avec des idées et donc avec des mots. »

Enfin, Pessoa publiera de nombreux autres poèmes sous d’autres noms dont des poèmes si cryptiques et hermétiques qu’il faudra attendre un nouvel hétéronyme, Bernardo Soares, image déformée de Fernando lui-même se posant en critique et juge de ses œuvres précédentes.

Maintenant que vous disposez de la plupart des clés nécessaires à la compréhension de cet univers poétique exceptionnel, il est grand temps de vous en présenter quelques œuvres.

Poésie

Pour cet étrange poète multiple et incernable, je ne pouvais me résoudre à vous présenter qu’une unique œuvre qui plus que pour tout autre auteur, n’aurait donné qu’un fragment extrêmement parcellaire de la réalité que recouvre le nom de Pessoa. Pourtant je ne devais pas non plus vous lasser par d’innombrables pages de vers ardus et coupés de leur contexte. C’est de ce choix cornélien que je tire ces trois poèmes chacun signé d’un hétéronyme différent et qui vous donneront je l’espère, envie de poursuivre la lecture de cette personnalité littéraire hors du commun.

Alberto Caeiro : Le gardeur de troupeau II, 1914.

Mon regard est net comme un tournesol.

J’ai l’habitude d’aller par les chemins,

Jetant les yeux de droite et de gauche,

Mais en arrière aussi de temps en temps…

Et ce que je vois à chaque instant

Est-ce que jamais auparavant je n’avais vu,

De quoi j’ai conscience parfaitement.

Je sais éprouver l’ébahissement

De l’enfant qui, dès sa naissance,

S’aviserait qu’il est né vraiment…

Je me sens né à chaque instant

À l’éternelle nouveauté du Monde…

Je crois au monde comme à une pâquerette,

Parce que je le vois. Mais je ne pense pas à lui

Parce que penser c’est ne pas comprendre…

Le Monde ne s’est pas fait pour que nous pensions à lui

(penser c’est avoir mal aux yeux)

Mais pour que nous le regardions avec un sentiment d’accord…

Moi je n’ai de la philosophie : j’ai des sens…

Si je parle de la Nature, ce n’est pas que je sache ce qu’elle est,

Mais parce que je l’aime, et je l’aime pour cette raison

Que celui qui aime ne sait jamais ce qu’il aime,

Ni ne sait pourquoi il aime, ni ce que c’est qu’aimer…

Aimer, c’est l’innocence éternelle,

Et l’unique innocence est de ne pas penser.

O Guardador de Rebanhos , poema II – Caeiro

O meu olhar é nítido como um girassol.

Tenho o costume de andar pelas estradas

Olhando para a direita e para a esquerda,

E de vez em quando olhando para trás…

E o que vejo a cada momento

É aquilo que nunca antes eu tinha visto,

E eu sei dar por isso muito bem…

Sei ter o pasmo essencial

Que tem uma criança se, ao nascer,

Reparasse que nascera deveras…

Sinto-me nascido a cada momento

Para a eterna novidade do mundo…

Creio no mundo como num malmequer,

Porque o vejo. Mas não penso nele

Porque pensar é não compreender…

O Mundo não se fez para pensarmos nele

(Pensar é estar doente dos olhos)

Mas para olharmos para ele e estarmos de acordo…

Eu não tenho filosofia: tenho sentidos…

Se falo na Natureza não é porque saiba o que ela é,

Mas porque a amo, e amo-a por isso,

Porque quem ama nunca sabe o que ama

Nem sabe por que ama, nem o que é amar…

Amar é a eterna inocência,

E a única inocência é não pensar…

Alvaro de Campos : Ode martiale, 1915.

Innombrable fleuve sans eau – rien que des êtres et des choses,

Sans eau à donner le frisson !

À mon oreille retentissent des tambours lointains

Et je ne sais si je vois le fleuve et si j’entends les tambours,

Comme si je ne pouvais entendre et voir en même temps !

Holaho ! Holaho !

La machine à coudre de la pauvre veuve tuée à coups de baïonnette…

Elle cousait le soir interminablement…

La table où jouaient les vieux parents,

Tout mélangé, tout brassé avec des corps, avec des sangs divers,

En un seul flot, un seul courant, une seule épouvante.

Holaho ! Holaho !

J’ai déterré le jouet d’un enfant, un petit train mécanique qu’on avait piétiné au milieu du chemin,

Et j’ai pleuré, comme toutes les mères du monde sur l’horreur de la vie.

De mes pieds panthéistes j’ai cogné la machine à coudre de la veuve qu’on a tuée à coups de baïonnette.

Et ce pauvre instrument de paix m’a percé le cœur d’une lance.

Oui c’est moi qui fus coupable de tout, c’est moi qui fus à moi seul tous les soldats,

Moi qui ai tué, violé, brûlé, fracassé,

C’est moi avec ma honte et mon remords à l’ombre difforme.

Ils arpentent le monde entier ainsi qu’Ahasvérus,

Mais derrière mes pas résonnent des pas de la dimension de l’infini.

Une terreur physique de trouver Dieu me fait tout à coup fermer les yeux.

Christ absurde de l’expiation de tous les crimes et de toutes les violences,

Ma croix est au-dedans de moi, farouche, brûlante, homicide

Et tout meurtrit mon âme vaste comme un Univers.

J’ai arraché le pauvre jouet des mains de l’enfant et je l’ai cogné.

Ses yeux effrayés – les yeux du fils que j’aurais peut-être et qu’on tuera aussi –

M’ont imploré aveuglément comme toute pitié du genre humain.

De la chambre de la vieille j’ai arraché le portrait du fils et je l’ai lacéré ;

Elle pétrifiée de peur, sans rien faire a pleuré…

J’ai senti tout à coup qu’elle était ma mère et le souffle de Dieu m’a parcouru l’échine.

J’ai mis en pièces la machine à coudre de la veuve pauvre.

Elle pleurait dans un coin sans penser à la machine à coudre.

Se peut-il qu’il y ait un autre monde où je doive avoir une fille vouée au veuvage et aux mêmes calamités ?

J’ai capitaine, fait fusiller les campagnards épouvantés,

J’ai laissé violer la fille de tous les pères ligotés à des troncs d’arbre,

Et maintenant je vois que c’est à l’intime de mon cœur que tout cela c’est passé,

Et tout brûle et suffoque et je ne puis bouger sans que tout recommence identiquement.

Dieu, aie pitié de moi qui n’ai eu pitié de personne !

Ode Marcial - Álvaro de Campos

Inúmero rio sem água — só gente e coisa,

Pavorosamente sem água!

Soam tambores longínquos no meu ouvido

E eu não sei se vejo o rio se ouço os tambores,

Como se não pudesse ouvir e ver ao mesmo tempo

Helahoho! Helahoho!

A máquina de costura da pobre viúva morta à baioneta...

Ela cosia à tarde indeterminadamente...

A mesa onde jogavam os velhos,

Tudo misturado, tudo misturtado com os corpos, com sangues,

Tudo um só rio, uma só onda, um só arrastado horror

Helahoho! Helahoho!

Desenterrei o comboio de lata da criança calcado no meio da estrada,

E chorei como todas as mães do mundo sobre o horror da vida.

Os meus pés panteístas tropeçaram na máquina de costura da viúva que

mataram à baioneta

E esse pobre instrumento de paz meteu uma lança no meu coração

Sim, fui eu o culpado de tudo, fui eu o soldado todos eles

Que matou, violou, queimou e quebrou,

Fui eu e a minha vergonha e o meu remorso com uma sombra disforme

Passeiam por todo o mundo como Ashavero,

Mas atrás dos meus passos soam passos do tamanho do infinito.

E um pavor físico de encontrar Deus faz-me fechar os olhos de repente.

Cristo absurdo da expiação de todos os crimes e de todas as violências,

A minha cruz está dentro de mim, hirta, a escaldar, a quebrar

E tudo dói na minha alma extensa como um Universo.

Arranquei o pobre brinquedo das mãos da criança e batil-lhe.

Os seus olhos assustados do meu filho que talvez terei e que matarão também

Pediram-me sem saber como toda a piedade por todos.

Do quarto da velha arranquei o retrato do filho e rasguei-o,

Ela, cheia de medo, chorou e não fez nada...

Senti de repente que ela era minha mãe e pela espinha abaixo passou me

o sopro de Deus.

Quebrei a máquina de costura da viúva pobre.

Ela chorava a um canto sem pensar na máquina de costura.

Haverá outro mundo onde eu tenha que ter uma filha que enviúve e aquem aconteça isto?

Mandei, capitão, fuzilar os camponeses trêmulos,

Deixei violar as filhas de todos os pais atados a árvores,

Agora vi que foi dentro de meu coração que tudo isto se passou,

E tudo escalda e sufoca e eu não me posso mexer sem que tudo seja o mesmo

Deus tenha piedade de mim que a não tive a ninguém!

Ricardo Reis : tiré des Odes retrouvées (1914-1934)

Suis ta destinée.

Arrose tes plantes,

Aime tes roses.

Le reste est l’ombre d’arbres étrangers.

La réalité

Est toujours plus ou moins

Que ce que nous voulons.

Nous seul sommes toujours

Égaux à nous-mêmes.

Vivre seul est doux.

Vivre simplement,

Toujours, est noble et grand.

Sur les autels, en ex-voto

Pour les dieux, laisse la douleur.

Regarde la vie de loin.

Ne l’interroge jamais.

Elle ne peut rien

Te dire. La réponse

Est au-delà des dieux.

Mais sereinement

Imite l’Olympe

Au fond de ton cœur.

Les dieux sont dieux

Parce qu’ils ne pensent pas.

Ode de Ricardo Reis

Segue o teu destino,

Rega as tuas plantas,

Ama as tuas rosas.

O resto é a sombra

De árvores alheias.

A realidade

Sempre é mais ou menos

Do que nós queremos.

Só nós somos sempre

Iguais a nós-próprios.

Suave é viver só.

Grande e nobre é sempre

Viver simplesmente.

Deixa a dor nas aras

Como ex-voto aos deuses.

Vê de longe a vida.

Nunca a interrogues.

Ela nada pode

Dizer-te. A resposta

Está além dos deuses.

Mas serenamente

Imita o Olimpo

No teu coração.

Os deuses são deuses

Porque não se pensam.

Bibliographie

De Fernando Pessoa, orthonyme

• Message (la seule œuvre publiée en portugais de son vivant)

• "Faust, une tragédie subjective" (traduction Pierre Léglise-Costa et André Velter)

• "Poèmes paülistes, sensationnistes et intersectionnistes

• Pour un « Cancioneiro »

• Sonnets - Quatrains - Rubayat

• Poèmes politiques

• Poèmes ésotériques et métaphysiques

• Praça da Figueira - Un soir à Lima

• Le Retour des Dieux. Manifestes du Modernisme portugais, éditions Champ libre

• Le Pèlerin

De Bernardo Soares, semi-hétéronyme

• Le Livre de l'intranquillité (1982, posthume)

D'Alberto Caeiro, hétéronyme

• Le Gardeur de troupeaux

• Le Berger amoureux

• Poèmes non assemblés

De Ricardo Reis, hétéronyme

• Odes, livre premier

• Odes publiées dans la revue Presença

• Odes éparses

D'Alvaro de Campos, hétéronyme

• Premiers poèmes

• Odes Maritimes

• Les Grandes Odes

• Autour des Grandes Odes

• Derniers poèmes

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Et bien, voilà donc une bonne chronique qui me ferait presque regretter d'avoir été en train de chanter autour d'un feu de camp plutôt que d'être devant mon écran au moment où elle a été postée. À vrai dire le concept d'une telle hétéronymie m'avait effleuré par moments, mais jamais je n'eus pensé qu'on puisse la pousser aussi loin.

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Outch, tu m'as infligé un méchant coup critique avec ta Hache Vorpale Démoniaque!

C'est très riche et précis, un peu long quand même (bon, c'est peut être parce que j'ai essayé de lire alors que je suis malade), mais très agréable. Le sujet est profond, intéressant et inédit.

L'Ode Martiale me plaît beaucoup, elle a réellement un bon potentiel évocateur.

Merci!

des vertes feuilles

De la hachée viande et des secs raisins! :pirate:

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Merci à vous trois pour vos réponses aussi élogieuses. Pour info, ce genre d'article est écrit pour la revue de mon école (d'où la longueur, le style, etc.) mais comme je trouverais cela vraiment dommage de ne pas vous les faire partager. La prochaine sur François Villon...

Pal'

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S'lut !

Pessoa est un de mes auteurs préfèrés depuis plus de 10 ans (ca ne me rajeunit pas dis donc). Je ne m'attendais pas à en trouver une trace sur le Warfo (comme quoi :lol: ). "Le livre de l'Intranquillité" n'est pas très facile d'accès mais reste le plus connu en France depuis sa réédition chez Bourgois ( bin y a 10 ans dis-donc :lol: ). Bouquin fragmentaire, auto-centré, touffu et .. GENIAL.

Les poèmes de Caeiro (très belle lecture de l'un d'entre eux par Miguel Cintra dans un des derniers Oliveira) et ceux de Campos sont plus faciles.

C'est un auteur qui use et abuse des contradictions et qui s'en amuse sans en avoir l'air (voir l'analyse de "Bureau de tabac" par Tabucchi dans son chouette petit bouquin "Une malle pleine de gens").

La lecture peut, de ce fait, dérouter mais il faut savoir qu'au Portugal, ces poèmes sont chantés (donc il a un auditoire "populaire" et ce n'est pas péjoratif). Certains de mes amis l'ont estampillé "Poète onaniste et sociopathe" et l'ont rejeté en bloc. X-/ Depuis je boude :angry: .

Sur les métaphysiques propres à chaque héteronyme, j'avoue m'y perdre un peu.

Caeiro serait plus panthéïste, Campo plus "sociable" et Soares plus "doloriste" .

Pour ceux qui veulent une vraie lecture philosophique (même si Pessoa aurait sans doute rejeter le terme...c'est sa plus belle contradiction :lol: : Placer le registre des sensations au dessus de la philosophie qu'il rejette et ce faisant, de se livrer à un exercice des plus philosophiques X-/ ), il y a le bouquin de Judith Balso édité par Badiou :"Pessoa, le passeur métaphysique".

En tout cas, c'est un auteur qu'on n'épuise pas en une seule lecture et que l'on a plaisir à retrouver aux différents âges de la vie.

Après, je suis totalement hermétique à ce qu'il écrit / à sa vision des choses/posture philosophique.

L'article est bien fichu mais le côté (un peu) scolaire ou encyclopédique ^_^ ne doit pas écarter d'un auteur qui est profondément sensuel,drôle et vivifiant (je sais que c'est très loin de l'image que l'on s'en fait mais je suis sûr que ceux qui ont une proximité avec Pessoa en seront d'accord).

"Tes mains, colombes captives.

Tes lèvres, colombes silencieuses (dont le roucoulement vole vers mes yeux).

Tous tes gestes sont des oiseaux."

Modifié par Absalom
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Jolie chronique, très intéressante. je ne connaissais pas Pessoa pour ma part...

je ne lui ferait qu'une seule critique : Elle ne donne pas réellement envie de lire Pessoa.

Modifié par Tar Mineldur
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On me parle de poète drôle, de poète sensuel : en quoi / comment / quel impact a cette vision métaphysique chiante là dessus ? Développez, donc, amis - au-delà de trois vers choisis, s'entend. ;p

Prenons le poème "Bureau de tabac "(Alvaro de Campos)

Le poème s'ouvre :

"Je ne suis rien.

Jamais je ne serai rien.

Je ne puis vouloir être rien.

Cela dit je porte en moi tous les rêves du monde."

Sur 3 pages Campos égrène les plus jolis vers sur l'angoisse et l'impasse métaphysique dans lequel il se trouve.

Soudain, tout le poème se renverse: il allume une cigarette, il s'approche de la fenêtre, il regarde la rue (on est à Lisbonne dans les années 20). Toute l'angoisse s'est évanouïe et avec elle c'est toute la Métaphysique (comprenez la Philosophie) qui révèle à Campos sa vacuité.

Et le poème se termine sur le sourire que lui adresse un "simple" commerçant.

Je m'auto-cite :

Placer le registre des sensations au dessus de la philosophie qu'il rejette et ce faisant, de se livrer à un exercice des plus philosophiques

Il ne s'agit pas d'être d'accord ou pas avec Campos. Sa Pensée est pleine de contradictions et je pense qu'il les assume (d'où les hétéronymes), mais c'est très beau un auteur qui se dérobe à la compréhension et aux étiquettes.

Deux mots sur la construction du "Bureau de Tabac" : les vers nous promènent à travers la chambre de Campos et c'est dans ce va et vient entre la fenêtre et le bureau où il écrit , que quelque chose chez Campos se dénoue.

L'angoisse s'estompe et l'écriture prend le pas. Ecriture qui, il faut le remarquer, n'est pas synchrone avec ce que Campos ressent, sauf dans les derniers vers.

Ce décalage participe aussi du petit effet comique mais surtout rend ce poème absolument génial à lire et relire. J'ai mis pas mal de temps à comprendre ce décalage initial. Il y a comme une réconciliation à la fin entre l'auteur et son texte, une retrouvaille. C'est très beau.

P.S: je ne donne que 3 vers mais "Le gardeur de troupeaux" est dispo chez Poésie-Gallimard, donc c'est pas vraiment un incunable :wink: ...si Pessoa vous intéresse., je vous recommande chaudement d'y jeter un oeil. Mais ça, vous l'aurez compris. :wink:

Edit : j'ai repris tout mon message car c'était quasi incompréhensible pour qui n'a pas lu "Bureau de Tabac". J'espère être un peu plus clair à 16h qu'à 7h . :wink:

Modifié par Absalom
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  • 2 semaines après...

Dire que je n'ai pas encore répondu...

J'adore ! Et quand j'adore, j'adhère ! Donc j'adore.

Je n'aurais même pas imaginé qu'un tel homme pût exister. C'est proprement incroyable, et la qualité a l'air d'être là. La rubrique a le mérite d'être claire tout en portant sur quelqu'un de relativement confus, sans même parler de son oeuvre :wink: (labyrinthique !)

Un grand bravo pour nous (m') avoir fait découvrir un tel auteur. Sincèrement :P

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