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Retour de Flamme et autres histoires du Vieux Monde


Oberon

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Eh bien... Je me lance à mon tour dans l'arène.
Pour commencer, une histoire sur les conséquences inattendues de l'usage de la magie dans le Vieux Monde.


RETOUR DE FLAMME

Altdorf, été 2479 CI

L’homme était en train de brûler vif. Les flammes entremêlées, rouges, jaunes et bleues le dévoraient de toute part, faisaient de lui une effroyable torche humaine.


Telle était du moins la première impression.


Puis l’œil s’accoutumait, discernait peu à peu la nature exacte des flammes — motifs adroitement cousus sur une robe de sorcier. Alors, la frayeur initiale laissait place à de la curiosité devant ce colosse aux cheveux roux qui, de toute évidence, semblait s’être égaré entre les murs du Collège de Noble Sorcellerie.

Le magister Karl Gurtner se tenait là, immobile, au milieu du hall d’entrée, figé comme une statue, hermétique aux regards des étudiants comme à leurs allées et venues. Il attendait. Une robe pourpre se frayait tant bien que mal un chemin dans sa direction, apparaissant et disparaissant dans une mer de robes noires, tel un frêle esquif, jusqu’à son arrivée à bon port. Le principal Krebs affichait un air réjoui.


— Magister !... Avez-vous fait bon voyage ? Quelle joie de vous voir enfin parmi nous ! Vous ne pouvez imaginer à quel point votre présence fait honneur à notre institution…
— Allons, coupa Gurtner. Epargnez moi vos discours de bienvenue.


Ses yeux détaillaient le principal, en parcouraient les formes disgracieuses, insistaient tout particulièrement sur le masque bouffi à la peau grêleuse qui lui tenait lieu de visage. Krebs eut un rire gêné.


— En prenant la succession du principal Bauer, je ne m’attendais pas à rencontrer autant de difficultés. Le problème est qu’il y a trop d’établissements sur Altdorf. Trop de concurrence et si peu d’élèves fortunés. Aussi, quand le Collège Flamboyant nous a annoncé votre venue, j’ai cru à un miracle ! Je peux vous assurer que depuis que la nouvelle s’est répandue, les demandes d’inscription n’ont jamais été aussi nombreuses !


A l’autre bout du hall, depuis le pied du grand escalier, un petit homme maigre, au crâne large et chauve, surveillait du coin de l’œil les deux interlocuteurs.


— Grand bien vous fasse, murmura Gurtner.
— La renommée de votre ordre vous a précédé, magister. En ce jour de rentrée, vous êtes assurément un modèle pour tous ces jeunes gens avides de savoir ; pensez donc, un mage de bataille à la carrière aussi illustre que la votre !


Krebs abaissa la voix :
— Bien sûr, nous nous efforcerons de couvrir d’un voile pudique le regrettable incident sur laquelle elle s’est achevée…


Gurtner eut un bref moment d’inertie. Sa bouche devint dure et pincée.


— La sorcellerie est un art subtil, non une science exacte. Elle comporte sa part de risques. Lorsque vous êtes engagé en pleine bataille et qu’il vous faut prendre une décision… ses conséquences peuvent vous échapper.
— Certes, certes, acquiesça le principal.

Un silence pesant s’installa entre eux tandis qu’ils remontaient le hall. Arrivés devant le petit homme sec, Krebs se chargea des présentations :


— Voici Hartmann, mon suppléant et notre censeur des études. En tant que Compagnon Sorcier, il détient… enfin non, il détenait le degré le plus élevé de l’établissement, jusqu’à votre venue. Il va vous conduire jusqu’à votre chambre, afin que vous puissiez prendre un peu de repos avant la cérémonie.
Sans dire un mot, le censeur fit signe à Gurtner de le suivre et le précéda dans le grand escalier. Depuis le palier du premier étage les observaient quelques étudiants. Certains, accoudés à la rampe, affichaient une assurance toute aristocratique, à la limite de l’effronterie ; d’autres n’étaient guère plus que des petites ombres sautillantes au regard fuyant.

Les deux hommes venaient de s’engager dans un couloir silencieux et mal éclairé, quand Hartmann prit la parole.


— Des magiciens de cour, voilà tout ce qu’est à même de produire le collège. Il n’y a pas ici un seul sujet apte à l’exercice de la magie. Rien que des petits imbéciles issus de grandes familles qui auront imposé un caprice de passage à leurs géniteurs. Ils pourraient aussi bien étudier ici dix, quinze, ou vingt ans, qu’ils demeureraient tout aussi incapables de lancer le sortilège le plus basique qu’au jour de leur arrivée.


Hartmann soupira.


— Dans le lot, il y a bien quelques besogneux. Avec un peu d’acharnement, ceux-là finiront bien par apprendre quelques tours. Reste qu’aucun d’eux n’a le potentiel requis pour devenir un véritable sorcier.


Avant de conclure :
— Votre place n’est pas ici, magister. Mais cela, vous le savez déjà.


Les deux hommes s’arrêtèrent devant une porte ouverte sur une sorte de réduit minuscule. Des murs de pierre suintant d’humidité. Pas de fenêtre. En guise de mobilier, une simple paillasse et une vieille armoire branlante.


Hartmann balaya la pièce d’un geste de la main.


— Confort sommaire, mais c’est tout ce que nous avons à vous offrir. Nos pensionnaires les plus aisés occupent les rares chambres valables.


Le censeur observa une courte pause.


— De toutes façons, magister, je ne crois pas à votre présence durable entre nos murs : un jour ou l’autre, tous ici finiront par connaître la vérité. Krebs pourra alors se mordre les doigts d’avoir vu en vous une opportunité, là où il n’y a qu’un meurtrier.


Gurtner ne répondit rien. Son regard était vague, lointain, perdu quelque part bien au-delà de la chambre minable.


Hartmann eut un reniflement de mépris.


— J’ai beaucoup à faire. Reposez-vous, si vous le souhaitez. Un appariteur viendra vous chercher en temps voulu.
Le censeur remonta le couloir, jusqu’à disparaître dans la pénombre.

***

Gurtner était seul dans la chambre. Seul dans les ténèbres. L’unique chandelle éclairant les lieux s’était entièrement consumée sans que le magister n’y prenne garde. Cela lui importait peu, au fond. Son esprit était ailleurs. Tourné vers le passé.


Il se souvenait de l’époque où il partageait une cellule semblable avec un autre apprenti sorcier. Georg était doué, un esprit brillant doté d’un potentiel au moins égal — si ce n’est supérieur — à celui de Karl. Il avait remporté son degré de magister trois années avant que Karl n’obtienne à son tour l’approbation du jury. Goerg avait aussitôt été incorporé dans les armées impériales en tant que mage de bataille. Sa première mission — repousser une bande de gobelins descendus des Montagnes Grises — fut aussi la dernière. Dédaignant les avertissements des hommes d’armes chargés de l’escorter, Goerg s’était inconsidérément avancé vers les lignes ennemies, jusqu’à représenter une cible idéale ; il avait à peine entamé une incantation qu’un trait acéré lui transperça la gorge, muant sa voix en un horrible gargouillis sanglant.


La mort de Goerg marqua profondément Karl et lui tint lieu d’avertissement. Ne jamais sous-estimer un adversaire. Se garder des risques inutiles. Une ligne de conduite qui lui avait sauvé la vie à plusieurs reprises et dont il avait pris soin de ne jamais dévier.

Jusqu’à ce jour funeste, en Ostland.

Karl accompagnait un régiment chargé d’exterminer une horde de mutants, quelque part du côté de Ferlangen. De fait, le burgmeister local avait exagéré la menace dans des proportions telles que les troupes impériales envoyées sur place se retrouvaient en écrasante supériorité numérique : au bout de quelques minutes, la bataille avait viré à la boucherie. Boucherie à laquelle Gurtner n’avait aucune raison de prendre part. Ce qui rendit d’autant plus incompréhensible la suite des événements. En cherchant parmi ses souvenirs, Karl se rappela qu’une vague d’euphorie, aussi soudaine qu’inexplicable, l’avait submergé. Lui avait donné un sentiment de toute-puissance telle que le sorcier s’était mis en tête d’éradiquer la horde à lui seul. Et dans son esprit perturbé revenait sans cesse la même incantation.

Auth Lethalis. Conflagration Fatale.

Sans réfléchir, Karl s’était mis à déclamer la formule en l’accompagnant de la gestuelle appropriée. Comme le rituel prenait fin et que le grondement des flammes emplissait déjà l’air, il prit seulement conscience qu’il venait de fabriquer un monstre et que celui-ci était en train de lui échapper. Les vibrations de l’air, les hurlements des hommes d’armes, ses propres cris… tous les sons se répercutaient sur le champ de bataille en un hideux écho.


Un écho destructeur.


Et juste avant que la conflagration n’emporte tout, et qu’il ne sombre dans les ténèbres miséricordieuses, Gurtner eut le temps de penser :


Mais pourquoi ai-je fais cela ?... Pourquoi ?

 

Comme il devait l’apprendre plus tard, le sort s’était montré particulièrement ravageur. A ceci près qu’au lieu d’atteindre les rangs des mutants, le déluge de flammes s’était étendu dans toutes les directions à la fois, engloutissant au passage un escadron de chevaliers.

Il fallut plusieurs semaines à Karl pour se remettre du choc de l’écho destructeur. Ses brûlures le faisaient encore souffrir et il était en proie à d’atroces migraines quand le Conseil de l’Ordre Flamboyant l’appela à comparaître. De son audition, il ne garda que des souvenirs parcellaires, fragments de miroir brisé. Devant ses pairs, il se sentait humilié, dépouillé de toute dignité. Il n’avait qu’un lourd silence à opposer à la rangée de regards inquisiteurs qui lui faisait face. Ne souhaitait qu’une seule chose : que tout s’arrête. S’attendait à ce qu’on je jette au fond d’une oubliette ou qu’on le traîne jusqu’au bûcher.


Il n’en fut rien. Par principe, L’Ordre protégeait les siens. Condamner ouvertement Gurtner eut été une remise en cause de son infaillibilité supposée, un aveu de faiblesse intolérable vis-à-vis des collèges rivaux.


Reste qu’une trentaine de chevaliers émérites avaient trouvé une mort atroce. Un fait d’une gravité telle qu’il ne pouvait rester impuni. Il fallait une sanction, même symbolique : Karl fut mis en disponibilité. Le mage de bataille se retrouvait condamné à ne plus livrer bataille.


A ce bannissement qui ne portait pas son nom, s’ajouta une humiliation supplémentaire : on lui fit subir toutes sortes d’examens destinés à déceler la présence d’éventuelles mutations, ou bien encore une altération de ses facultés mentales. Comme il ne lui fut rien trouvé, Karl put partir librement. Ce fut la première erreur commise par l’Ordre.


La seconde eut lieu quelques mois plus tard. Un proche de Gurtner, estimant que l’inactivité totale ne convenait pas à un sorcier de son rang, suggéra de le dépêcher comme conseiller privatdocent auprès d’un Collège mineur. Le Conseil valida la proposition et la soumit pour la forme à l’intéressé. Gurtner donna à son tour une réponse positive, en omettant de préciser qu’il s’était produit, depuis peu, quelques changements intéressants dans sa personne.


Les migraines attribuées au choc traumatique n’avaient jamais cessé. En fait, elles avaient même augmenté jusqu’à en devenir insupportables. Puis vinrent les pertes de mémoire, de plus en plus fréquentes. Et finalement, les voix.


Dans ses derniers moments de lucidité, Gurtner avait songé au suicide. Le temps d’une nuit cauchemardesque, il fut en lutte avec lui-même.


Au réveil, tout allait mieux. Les migraines avaient disparu et les voix s’étaient tues.
A l’exception d’une, faible, ténue comme le souffle d’un enfant.


« Au secours, au secours… Laissez-moi sortir… »

***

Une foule bruyante occupait la grand-salle du collège. Cris, rires et trépignements montaient des bancs occupés par les étudiants et leurs proches, résonnaient le long des murs couverts de lambris et de tapisseries, retentissaient jusque dans l’immense voûte en ogive qui s’élevait au-dessus des têtes, soutenue par une imposante charpente.


Inaudible au milieu de la clameur, Hartmann s’efforçait de maintenir un semblant de discipline, sermonnait les élèves en retard pour qu’ils gagnent au plus vite leur place, réprimandait les plus tumultueux, lançait des regards en coin aux parents indifférents à la conduite de leur précieuse progéniture.


Un calme relatif se fit lorsque Krebs apparut à la tête du cortège des professeurs et des principaux dignitaires du collège. Gurtner fermait la marche. La procession gagna l’estrade située en bout de salle. Chacun s’installa dans le siège qui lui était attribué, tandis que Krebs montait à la chaire couronnant l’estrade. Il attendit que Hartmann ait agité sa clochette à de multiples reprises pour faire silence, puis commença à débiter un discours assommant où il était question des prérogatives de la noblesse, tant en règle générale que dans des domaines aussi particuliers que celui de la sorcellerie.


Hartmann écoutait d’une oreille distraite, connaissant par cœur le laïus du principal — le même d’une année à l’autre, avec à peine quelques retouches. Il savait que Krebs finirait tôt ou tard par embrayer sur l’éloge des anciens élèves censés avoir fait carrière, et qu’à ce stade, la cérémonie passerait de l’ennuyeux au sordide.


…Et voici Martin Leffler, illusionniste à la cour du Baron Dahrendorf : applaudissez-le bien fort…

 

Tout cela était d’un pathétique… Le censeur détourna son regard ; c’est à ce moment qu’il remarqua les larmes sur le visage du magister, assis à quelques places de la sienne. Il en éprouva une profonde aversion.


C’est le comble ! Non mais regardez moi ce vieil imbécile pleurant sur lui-même…

 

Ecoeuré, Hartmann tira prétexte d’un début de chahut au fond de la grand-salle pour se lever et quitter l’estrade par l’une de ses extrémités ; il remonta l’allée jusqu’aux doubles portes afin de surveiller d’un peu plus près les fauteurs de troubles.


Pendant ce temps, le discours de Krebs s’achevait laborieusement. S’ensuivit la séance d’éloges — aussi pénible que ce à quoi s’était attendu Hartmann — puis la présentation du corps enseignant.

Gurtner resta immobile à l’annonce de son nom. Ses larmes avaient séché. Son visage était devenu un masque inexpressif. Il fallut qu’un appariteur vienne lui désigner la chaire inoccupée pour qu’il réagisse et se lève.


Le magister monta les quelques marches menant à la chaire, en saisit les bords de ses mains noueuses. Il y eut un long silence durant lequel il jugea du regard la foule, jusqu’à ce que des chuchotements commencent à parcourir l’assemblée et que des rires nerveux fusent ici et là.


Hartmann s’impatientait. Plus les secondes passaient, et plus le silence du magister incitait les mauvais sujets à semer la pagaille.


Alors, Gurtner parla. D’une voix froide, atone, sans émotion :


« Vous tous… Je sais ce qui vous tient. Ce qui vous fait vivre. Ce qui vous fait bander (une vague de murmures scandalisés parcourut la grand-salle). Le pouvoir. Du moins, l’illusion que vous en avez… »

 

Un rictus glacial s’afficha sur le visage du sorcier.


« Oui, votre noblesse, votre sang bleu, votre chevalerie… tout cela n’est rien à côté du véritable pouvoir. Vous ne me croyez pas ? Laissez moi vous montrer. Après tout, ne suis-je pas là pour enseigner ? Ce sera mon unique leçon. Puisse-t-elle vous profiter, tas d’infects pourceaux… »

 

Dans la grand-salle, la stupeur initiale laissa place à l’indignation. Des huées éclatèrent. Une partie du public s’était levée pour regagner les doubles portes. Au pied de la chaire, le principal Krebs fixait Gurtner avec des yeux ronds.


— Ma… Magister… Que vous arrive-t-il ? Auriez-vous perdu la raison ?

 

Karl Gurtner n’écoutait pas. Il avait les bras levés vers la voûte et commençait à psalmodier une étrange incantation dont certains mots étaient du Reikspiel ancien, d’autres du Magikane… et d’autres encore étaient puisés dans une langue plus ancienne que l’homme. Un idiome obscène, guttural, s’apparentant par moments à de simples grognements primitifs.


A l’autre bout de la grand-salle, Hartmann blêmit en reconnaissant les intonations de la Langue Noire.

 

Une vague de chaleur étouffante commençait à se former tout autour du magister. Un souffle brûlant passa sur les visages des premiers rangs. La colère laissa place à l'appréhension. L'appréhension à la peur. A mesure qu’elle se faisait contagieuse, de plus en plus de gens se levaient pour regagner la sortie. Certains en marchant, d’autres en courant. Quelques uns restaient assis, comme hypnotisés par les paroles et les gestes du sorcier.

 

Hartmann tentait vainement de se frayer un chemin à contre-courant de la foule. Repoussé sans cesse par la marée humaine menaçant de l’emporter, il hurla en direction de l’estrade :


« ARRETEZ-LE !!! ARRETEZ-LE !!! NE LE LAISSEZ PAS TERMINER !!! »

 

Peine perdue. A mesure que la chaleur s’intensifiait, que l’air s’emplissait de vibrations, professeurs et appariteurs fuyaient le plus loin possible de la chaire. Seul Krebs restait là, ahuri.


Soudain, l’air ondoyant au dessus du magister s’enflamma en une sphère aveuglante, tournoyant sur elle-même, environnée d’étincelles. Gurtner ouvrit grand des yeux rouges dans lesquels se tortillaient des filaments noirs.


« I’AQSHY K’SHANU’PHAK !!! »

 

Dans un terrible rugissement, la boule de feu fila droit sur les doubles portes où s’étaient massées des centaines de personnes affolées ; elle éclata en une vague incendiaire submergeant tous ceux qui se trouvaient là, leurs hurlements suraigus étouffés par le ronflement des flammes affamées.

 

La panique devint totale. Parents et enfants couraient en tout sens, se cognaient les uns aux autres, gémissaient de terreur. Ceux qui étaient devenus la proie des flammes, dans leur terrible agonie, agitaient les bras comme des aveugles et mettaient à leur tour le feu aux cheveux, aux robes, aux tentures.

 

Témoin de cette scène, Krebs sortit de son hébétude et se rua sur le magister. Ce dernier, d’un simple revers de la main, comme pour congédier un serviteur, fit jaillir de ses doigts une pluie de flammèches qui dévorèrent le principal. Krebs, silhouette ardente perdue dans un océan de douleur, tomba à la renverse en hurlant et gesticulant une horrible danse macabre, tandis que Gurtner vomissait de nouvelles incantations et qu’aussitôt d’autres nuées incendiaires s’élevaient dans les airs, balayant en larges vagues les survivants épars.

 

En l’espace de quelques minutes, la grand-salle s’était muée en enfer. Le feu dévorait les tentures, escaladait les boiseries, gagnait la charpente, léchait avidement les solives. Telle une offrande grotesque dédiée à des puissances obscures, un charnier de cadavres carbonisés ornait l’emplacement des doubles portes et se gonflait sans cesse des désespérés qui tentaient de franchir le rideau de flammes en enroulant leur robe autour de leur tête.

Alors que Gurtner s’était tu et contemplait son œuvre, un murmure en magikane se fit entendre à l'autre bout de l’estrade. Tournant la tête, le magister débusqua Hartmann, recroquevillé sur les marches. Un feu bleu électrique circulait entre les mains du censeur et ses yeux jetaient des éclairs de haine.

 

Gurtner pointa un doigt accusateur sur Hartmann ; une flèche de feu jaillit de son index, atteignit le censeur en pleine poitrine et, sans que ce dernier ait seulement eu le temps d’esquisser un cri, le projeta contre un mur où il explosa en un millier de braises incandescentes.

Un silence de mort régnait à présent dans la grand-salle, seulement rompu par les craquements et les crépitements du feu. La charpente, carbonisée, était sur le point de s’effondrer. L’incendie avait gagné jusqu’à la chaire. Gurtner, devenu lui-même la proie des flammes, ne faisait rien pour s’y soustraire. Le feu embrasait sa barbe et sa chevelure rousse, desséchait et racornissait ses yeux exorbités. Mais il ne hurlait pas. Ne se débattait pas. Laissait patiemment les flammes accomplir leur œuvre.

 

Le magister agonisant aspira profondément une bouffée d’air brûlant et murmura, d’une voix pleine de cendres :


« Ô mon Maître… Accepte ce sacrifice… Daigne reprendre ton serviteur à tes côtés… »

 

Comme la sourde invocation s’élevait dans les airs, la charpente, dans un craquement assourdissant, céda en emportant avec elle la voûte de la grand-salle.

Modifié par Oberon
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Allez, lance toi dans la reine :P

En tout cas c'est un bon texte ! Par contre la fin me laisse sur ma faim ! :P Je me demande si c'est un one-shot (ça se pourrait) ou alors si c'est destiné à être un texte plus long. En tout cas le style est bon et ça se lit avec plaisir même si je me suis parfois perdu sur quelques noms.

Je m'en suis douté à la fin quand on raconte les séquelles qu'il y allait avoir quelque chose d'horrible ! Ma foi, la chasse au sorcier va commencer :P !

@+
-= Inxi =-
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  • 1 mois après...
HASARDS
 
 
Gisoreux, hiver 2497

Les dés roulèrent sur la table de bois vermoulu et s’immobilisèrent. D’une main leste, Ymelin s’empara de la mise, tout en affichant un sourire méprisant au joueur adverse : sa façon bien à lui de signifier que la partie était terminée.

Tandis que le perdant malheureux disparaissait dans le brouhaha et l’air vicié du cabaret glauque, l’étudiant restait assis à recompter ses deniers. L’air satisfait, couvant d’un regard énamouré les gains de la soirée, il leva un pot d’étain vide en braillant
« A boire ! »

Des pas traînants sur le sol de terre battue se rapprochèrent de la table.

« C’est pas trop tôt, j’ai failli att… »
 
Ymelin venait de lacer son aumônière et s’apprêtait à la glisser à sa ceinture quand, levant les yeux, il s’aperçut qu’au lieu de Jeanne, l’accorte servante, se dressait la silhouette imposante du tavernier. Sans un mot, ce dernier ouvrit l’épais battoir qui lui tenait lieu de main et le tendit, comme pour recevoir une obole. Le regard d’Ymelin oscilla un moment entre la main ouverte et le visage de brute bovine qui le surplombait. Il eut un soupir, délaça l’aumônière et en vida le contenu sur la table. Le tavernier fit glisser l’argent dans sa main en poussant un grognement satisfait, puis fit signe à Jeanne de s’approcher avec un autre pot de vin. Dépité, Ymelin ne rendit pas son sourire à la serveuse et se versa de grandes rasades qu’il engloutit aussi sec, avec la ferme intention de se saouler le plus vite possible.

Son cœur était rongé d’amertume.

A quoi bon perdre tout ce temps à gruger les naïfs ? Le peu que je gagne, l’autre gros lard le prend aussitôt. Je ne pourrai jamais m’en sortir…
 
Les yeux fermés, Ymelin s’abandonnait aux premières mesures d’une longue nuit d’ivresse, lorsque la porte du cabaret s’ouvrit dans un craquement sinistre, laissant le vent hivernal s’engouffrer à l’intérieur, en même temps qu’un nouveau client. Ymelin l’ignora… jusqu’à ce que le ton anormalement doux, voire servile, du tenancier n’aiguillonne son esprit embrumé. Il se remit d’aplomb sur son tabouret, se tourna vers l’entrée : un jeune homme au port altier et aux habits fins bordés de fourrure se tenait au sommet des marches.

Ymelin ne le quitta pas du regard, tandis qu’il se faisait conduire jusqu’à une table isolée, située dans un renfoncement, à l’écart du bruit et de l’animation de la salle basse. Là, le jeune homme resta un long moment immobile, laissant son pot de vin intact et ne se donnant pas même la peine de retirer ses gants. De temps en temps, il jetait un coup d’œil furtif en direction des autres clients, comme s’il cherchait ou attendait quelqu’un en particulier.

Ymelin l’observa encore un instant, estimant la valeur de ses vêtements, jaugeant la quantité d’argent qu’il était susceptible d’avoir sur lui. Puis, bondissant de son tabouret, il s’avança droit sur l’alcôve et s’installa avec désinvolture en face de l’inconnu.

« Alors, mon bon prince, on vient se divertir dans la ville basse ? Je ne vous donne pas tort. Il est bien vrai qu’on s’ennuie à mourir parmi tous ces gens de la haute... Que diriez vous d’une petite partie de dés, histoire de passer le temps ? »

Le silence qui suivit mit Ymelin mal à l’aise. L’étudiant avait coutume de servir le même baratin aux clients de passage et savait aussitôt à quoi s’en tenir : soit il avait touché le gros lot, à savoir un pigeon à plumer, soit il valait mieux chercher ailleurs. Or, ce curieux personnage défiait toute analyse. L’air sibyllin, muré dans son silence, il se contentait de dévisager Ymelin. Ce dernier sentit venir le moment où il allait devoir battre en retraite, quand le jeune homme remplit son gobelet et le leva pour trinquer.

« Soit, jouons l’un contre l’autre. »

Une table aux bords relevés et un cornet rempli de dés firent bientôt leur apparition entre les deux hommes. L’œil d’Ymelin étincelait.

« Comment vous appelez vous, monseigneur ?
— Démétrius.
— Moi, c’est Ymelin. Estudiant de mon état (et dans quel état…). Maintenant que les présentations sont faites, passons aux choses sérieuses. A quelle variante allons nous jouer ? Autant faire dans la simplicité, vous ne croyez pas ? A quoi bon s’encombrer de règles compliquées, quand tout ce qui compte, au fond, c’est de savoir qui a de la chance et qui n’en n’a pas… Trois dés, voilà tout ce dont nous aurons besoin. Celui qui sort le plus grand triplet ou la tierce la plus élevée rafle la mise. Une mise qui sera… »

Ymelin eut un court instant d’hésitation.

« … qui sera de trois deniers pour débuter. Est-ce que cela vous convient ? »

Démétrius eut un hochement de tête affirmatif.

Le jeu commença : les dés roulèrent et s’entrechoquèrent sur la table, passèrent de main en main. Ymelin remporta la première manche au bout du cinquième jet, sur une tierce. Puis ce fut au tour de son adversaire d’avoir un brin de réussite. Les parties s’enchaînaient. Les mises passèrent progressivement de trois à six, puis dix deniers. Chaque fois qu’Ymelin perdait, il laissait échapper un juron. De son côté, Démétrius s’impliquait à peine dans le jeu, insensible à ses gains comme à ses pertes, gardant tout le long un air songeur. Ce qui avait le don d’irriter Ymelin au plus haut point.

Eh bien l’ami, si tu fais la gueule même quand tu gagnes, qu’est ce que ça va être quand tu vas te faire étriller…

De fait, il songeait à faire monter les enjeux au niveau d’un ou deux sols quand, dans un cliquetis étouffé, Démétrius posa une aumônière volumineuse sur la table.

« Je crois que nous pourrions augmenter les mises, non ? »

Défaisant les cordons de la bourse, il en écarta les rebords pour en dévoiler le contenu. Les yeux écarquillés, Ymelin se pencha en avant, s’attendant à découvrir au moins une dizaine de gros d’argent. De quoi se payer du bon temps pour les mois à venir…

Il s’immobilisa. Un reflet doré, fugitif dans la pénombre, venait de capturer le regard de l’étudiant. Ses trais se figèrent et sa seule réaction fut de glisser une main à sa ceinture pour s’assurer de la présence de sa dague. Car le pauvre fou qui lui faisait face s’était aventuré jusque dans les bas-fonds de la ville avec une bourse pleine d’écus. Et une telle fortune signifiait bien plus que de s’offrir du bon temps aux étuves, en compagnie de quelque putain.

Il y avait là-dedans de quoi s’offrir une nouvelle vie.

L’espace d’un instant, avec une étonnante clarté, Ymelin visualisa le meurtre de son adversaire. Il aurait lieu au-dehors, dans une impasse sordide, là où vont crever les animaux et les gueux. Étendu sur le pavé luisant de crasse, le richard se tordrait de douleur, les deux mains agrippées sur son ventre pour empêcher ses tripes de jaillir au grand air. Peut-être même hurlerait-t-il des appels au secours. Appels auxquels personne ne répondrait. Pendant ce temps, Ymelin, son précieux gain serré tout contre sa poitrine, courrait pour échapper au guet et à la misère. Il lui faudrait sans doute fuir Gisoreux pendant quelques temps, mais peu importait. Tout valait mieux que de poursuivre la même existence minable. Ymelin évacua la sinistre vision de son esprit et se détendit. A priori, il ne lui serait pas nécessaire d’en arriver là. Pas si la combine habituelle marchait.

Il adressa un sourire facétieux à son adversaire. Le moindre de ces écus valait plus que toutes ses maigres possessions réunies. En cas de défaite, il serait parfaitement incapable d’honorer sa dette de jeu. Mais c’était là le souci d’un joueur honnête et il y avait longtemps qu’Ymelin avait jeté l’honnêteté aux orties. Les dés chargés, qu’il avait jusqu’ici employés pour équilibrer la partie et, ce faisant, appâter Démétrius vers des enjeux supérieurs, allaient maintenant lui servir pour de bon. Ces petits bouts d’os trafiqués étaient son unique instrument de travail : ils lui servaient à volonté la chance qui lui avait toujours fait défaut au naturel.

De fait, lorsque la partie reprit son cours, Ymelin enchaîna des rafles de six avec une facilité déconcertante, tandis que Démétrius stagnait dans des combinaisons malheureuses. Un premier écu eut tôt fait de quitter son aumônière pour atterrir dans la main fiévreuse d’Ymelin. Il lui accorda à peine une seconde d’attention, guettant déjà le prochain gain, la prochaine pièce d’or. Sa technique était rodée à la perfection. Un savant numéro d’escamotage entre les dés, autant destiné à laisser une lueur d’espoir à l’adversaire dupé, qu’à étouffer dans l’œuf d’éventuels soupçons de triche ; les longues manches graisseuses de sa vieille robe d’étudiant lui offraient une multitude de caches, dans lesquelles il pouvait piocher ou dissimuler selon les besoins du moment.

Accomplir ce tour nécessitait une vigilance de tous les instants. Ymelin gardait les yeux rivés sur Démétrius, guettant la moindre inattention de sa part pour procéder à une nouvelle substitution. Or, il se produisait un changement troublant chez ce dernier. On aurait dit qu’il prenait une sorte de satisfaction perverse à perdre ainsi tout son or… Et plus son aumônière se vidait pour remplir celle d’Ymelin, plus ses lèvres dessinaient un sourire narquois, s’apparentant par moments à un rictus hideux.

Désemparé, Ymelin relâcha son attention. Gardait de plus en plus longtemps la même combinaison de dés. Manipulait avec nervosité les écus remportés. S’agitait sur son coin de banc, mettant sa fébrilité galopante sur le compte de l’enjeu. Si seulement il n’y avait pas cette maudite grimace sur le visage de l’autre…

Je te ferai ravaler ton foutu sourire à la con, moi...

Soudain, Ymelin sursauta : si son adversaire se moquait ainsi de lui, c’était certainement parce qu’il était en train d’écouler de la fausse monnaie ! Oui, ce ne pouvait être que ça ! Ymelin mordit aussitôt l’écu qu’il avait en main, s’attendant à ce que l’or tendre s’avère en fait dur comme de l’acier, ou, qu’en dessous d’une fine couche dorée, il n’y ait qu’un alliage de moindre valeur. Il n’en fut rien. Pour autant qu’il lui était possible d’en juger, l’écu était authentique. Ymelin poussa un soupir de soulagement, repoussant au loin des visions sinistres de faux monnayeurs ébouillantés en place publique. Tout à sa cupidité satisfaite, l’étudiant ne prit pas garde au goût âcre qui lui était resté en bouche.

La partie se poursuivit encore un moment, puis toucha à sa fin. Devant Ymelin, les écus engrangés formaient une petite pile scintillante qu’il dévorait des yeux, alors même qu’il se sentait pris d’une étrange et nouvelle fièvre. Autour de lui, la salle basse du cabaret semblait lentement partir à la dérive, sensation d’ivresse sans le côté plaisant de la chose. Essuyant la sueur de son front, il se ressaisit pour effectuer le traditionnel cérémonial de victoire, consistant à narguer l’adversaire.

« Ah… je vous l’avouerai, messire… cette rencontre fortuite vous aura quelque peu allégée de votre or… et m’aura sortie d’un sacré pétrin. Pour une fois… pour une fois que le dieu Ranald daigne abaisser son regard sur moi… »

De l’autre côté de la table, Démétrius fixait Ymelin avec intensité.

« D’où tenez vous que notre rencontre soit le fruit du hasard ? En réalité, j’ai fait preuve de patience et de persévérance pour me retrouver face à vous, ici et maintenant… »

Ymelin ne comprenait pas où son adversaire voulait en venir et, dans l’immédiat, avait un autre sujet de préoccupation : il lui fallait à présent se cramponner aux bords de la table pour ne pas basculer à terre. Sa vision se troublait, sa respiration se faisait haletante. Et plus son état empirait, plus Démétrius semblait en tirer une joie mauvaise : il se pencha légèrement en avant, jusqu’à ce que son visage soit tout proche de celui d’Ymelin.

« Il y a de cela trois mois, lors d’une nuit telle que celle-ci, vous avez provoqué la ruine d’un étranger de passage… mon frère. Vous auriez pu vous contenter de lui prendre tout son argent et le laisser repartir avec sa dignité. Mais il vous fallait plus. Il vous fallait l’humilier, en lui faisant jouer jusqu’à ses chausses. Après avoir perdu le peu qu’il lui restait, miné par sa déchéance et par l’alcool, le pauvre hère s’en est allé se jeter dans la Grismerie. »

Le visage de Démétrius s’assombrit. Son regard se fit lointain, douloureux.

« Mon frère avait bien des défauts, mais il ne méritait en rien une fin aussi misérable. Du jour où j’ai appris sa mort, j’ai fait le serment d’en retrouver le responsable et de lui faire payer son crime. »

Ymelin leva un visage blafard aux pupilles dilatées. Il se souvenait de ce pauvre abruti dont il s’était joué. La façon dont il l’avait plumé avait même constitué son titre de gloire, à une époque. Ainsi, il avait un frère prêt à le venger… Empoignant sa dague, Ymelin se leva pour frapper Démétrius, quand il fut pris d’un violent vertige : le cabaret entier tourbillonna tout autour de lui, comme un navire chavirant à l’infini. Ymelin s’affaissa lourdement sur la table ; Démétrius le repoussa sur sa chaise.

« Qu’est-ce… qu’est-ce qui m’arrive ?
– Vous êtes en train de mourir.
– Mais… comment…?
– Les années que mon frère a dédié à son interminable déchéance, je les ai consacrées à étudier auprès d’un maître apothicaire. Il m’a enseigné tout son savoir relatif aux plantes qui peuvent guérir… ou tuer selon l'usage que l’on en fait. Le suc d’aconit dont j’ai enduit les écus est particulièrement virulent, agissant au simple contact de la peau. Votre cupidité et vos dés pipés se sont chargés du reste. »

D’une voix faible, guère plus qu’un murmure, Ymelin maudit et supplia tour à tour Démétrius de le sauver. Mais ce dernier s’était déjà levé et se désintéressait de son adversaire moribond. Il lança un regard à la ronde. Dans la salle, personne n’avait réagi ; quiconque aurait tourné la tête en direction du renfoncement n’aurait vu que deux joueurs venant de mettre un terme à leur partie, dont un qui semblait sérieusement éméché, à voir la façon dont il était vautré dans son coin.

Démétrius laissa un moment son regard errer sur les murs crasseux de la salle, les solives noircies par la fumée de l’âtre, les clients braillards au visage rougeaud, le tavernier à l’œil avide. Réprimant une moue de dégoût, il se retourna vers le renfoncement et considéra un moment la pile d’écus éparpillés sur la table, sans plus prêter attention à Ymelin qui, les yeux exorbités, ouvrait et fermait la bouche en un coassement convulsif, semblable à celui d'un poisson suffoquant sur la terre ferme.

D'une main gantée, Démétrius fit glisser les pièces dans l’aumônière. Indifférent aux rires et aux clameurs du cabaret, il traversa la salle, monta les degrés de bois, sortit au dehors. Ce soir-là, dans les rues de Gisoreux, soufflait un vent sec et glacial.
Modifié par Oberon
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Je passerais sur le premier texte. Je ne suis pas assez inspiré pour faire un commentaire constructif dessus. Je me contenterais juste de dire qu'il m'a laissé une impression générale plutôt bonne, malgré quelques erreurs fluffiques manifestes. (Genre: les riches qui payent pour apprendre un peu la magie, car c'est très simple: le don tu l'as ou tu l'as pas. Et si tu l'as pas, tu ne peux absolument rien faire dans ce domaine).

Par contre, le deuxième.
J'ai été immédiatement charmé par l'atmosphère. Les pensées d'Ymelin, et uniquemet les siennes, dévoilées par le narrateur, est un procédé que j'apprécie grandement. Et tu l'as magnifiquement bien utilisé!
Quand à l'histoire, tu as réussi à transformer une simple partie de dés pipés, en un affrontement entre le héros (ou anti-héros, ça dépend du point de vue), et un adversaire mystérieux.
Le seul petit reproche que je pourrais faire:
[quote]Soudain, Ymelin sursauta : si son adversaire se moquait ainsi de lui, c’était certainement parce qu’il était en train d’écouler de la fausse monnaie ! Oui, ce ne pouvait être que ça ! Ymelin mordit aussitôt l’écu qu’il avait en main, s’attendant à ce que l’or tendre s’avère en fait dur comme de l’acier, ou, qu’en dessous d’une fine couche dorée, il n’y ait qu’un alliage de moindre valeur.
Il n’en fut rien. Pour autant qu’il lui était possible d’en juger, l’écu était authentique.
Ymelin poussa un soupir de soulagement, repoussant au loin des visions sinistres de faux monnayeurs ébouillantés en place publique.[b] Tout à sa cupidité satisfaite, l’étudiant ne prit pas garde au goût âcre qui lui était resté en bouche.[/b][/quote]En plaçant le goût âcre à la fin du paragraphe, tu éveilles immédiatement les soupçons (les miens en tout cas). Il serait passé un peu plus innaperçu inséré à l'intérieur du paragraphe, même si ça t'aurait forcé à modifier légèrement ta phrase.

En conclusion, très bon texte donc.
Au plaisir dans relire des comme celui-là. :)
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Je n'ai lu pour le moment que "Retour de flamme" et le constat est sans appel : un très bon récit.

Autant l'introduction me gênait par le très caricatural duo : proviseur mielleux, professeur de renom (ici magister) dédaigneux. Mais k'ai trouvé ton style particulièrement bien adapté, précis et imagé sans excès. C'est souvent cela le plus dur, trouver les mots les plus justes dans la description. Je n'ai trouvé que très peu de maladresses telles que "le mage de bataille privé de bataille" remplaçable par une tournure simple comme "Le mage de bataille n'en livrerait plus". Bref la narration reste excellente et a su m'immerger.

Je ne peux pas en dire autant pour les dialogues qui sont le point faible du récit. Il se dégage une désagréable impression de surfait comme si tu n'y avais pas accordé autant de soin qu'au récit lui même.

L'histoire quant à elle est originale et la trame est bien menée. L'arrogance, la bourde puis la naissance d'un mal infiniment plus dangereux. Le mage de bataille déchu à la fois par la justice des hommes et celle des dieux de l'ordre. Ce sont des thèmes qui me plaisent vraiment.

Aussi je suis obligé de revenir sur la qualité de l'atomosphère que tu crées dés le départ avec la description du mage. Un sorcier au caractère incandescent, vêtu d'une robe nimbée de flamme. D'ailleurs le parallèle entre les flammes de sa robe et celles qui finiront par le consummer à la fin est très astucieux.

Chapeau l'artiste. Modifié par Kayalias
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  • 2 semaines après...
J'adore ce dernier texte !!

Vraiment bravo !! Le style est bon, les personnages attachant, on ne perd pas une miette de l'action car on se dit qu'il va se passer quelque chose !! Du coup, il se sera bien fait rouler mais visiblement tant pis pour lui ! Enfin en même temps, je me dis qu'il l'a pas forcé à se jeter dans un fleuve, il a été assez stupide pour le faire tout seul ! Après chacun juge ses actions nécessaires !

@+
-= Inxi =-
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  • 3 semaines après...
J'ai failli oublier de commenter ton second récit et quelle erreur c'eût été !

La courte introduction nous plonge directement dans l'ambiance de cette taverne aux relans alcoolisés. Ymelin est extrêmement convainquant tant par sa technique rôdée de plumer les clients que dans son attitude, désabusé par sa propre condition.

Le style est riche et prenant. Je n'ai aperçu aucune tournure maladroite, seulement quelques rares fautes d'orthographe ( terme étudiant ). Aussi le grain de folie et l'humour caustique que tu glisses dans ton texte lui confèrent une dimension supplémentaire, très appréciable. Pour ainsi dire, je n'ai pas décroché une fois et c'est déjà un exploit ;)

Enfin, l'avidité du gain, de celle du jeu où plutôt les deux est parfaitement rendue.

Le changement d'atmosphère plus glauque au moment ou Ymelin visualise son crime est très bien rendu. Mention spéciale à ce passage :

[quote]« Qu’est-ce… qu’est-ce qui m’arrive ?
– Vous êtes en train de mourir.
– Mais… comment…?
[...]
Votre cupidité et vos dés pipés se sont chargés du reste. »
[/quote]

Aussi la morale finale dénoncant la laideur d'âme du [i]pauvre[/i] Ymelin est bien sentie : l'avidité tue dira-t-on simplement.

Un bémol peut-être parce qu'il en faut bien un : j'ai été déçu d'apprendre que le trame de l'histoire n'était qu'une vengeance. Imparable logiquement mais terriblement peu original. L'empoisonnement au muguet est lui aussi tiré par les cheveux ( Oui, oui je sais ce n'est pas du muguet mais une plante trotrodark ). Aussi le concept du vieux sage impassible est usé jusqu'à la corde.

Malgré cela, pas mécontent de faire remonter ce topic en tête. On sent le soin particulier que tu accordes à tes récits. Substituer la qualité à la quantité, un choix qui te fait honneur.
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  • 1 an après...

LA CHOSE



Duché de Bastogne, 2248 CI

Sur le chemin de poussière qui n’en finissait pas, nous progressions en silence. La longue colonne d’hommes et de chevaux se traînait, misérable. Nous étions sales, harassés de fatigue, baissant la tête et titubant sous le fardeau de notre propre poids. Le soleil exerçait son joug implacable : sur la vaste plaine desséchée, pas le moindre coin d’ombre où s’abriter et échapper, ne serait-ce qu’un instant, à cette chaleur abrutissante.

A nous voir ainsi, dans ce triste état, je me serais presque cru revenu en terre étrangère, alors que nous cherchions en vain nos adversaires arabiens. Et pourtant, nous étions en Bretonnie. Nous étions de retour chez nous. Ce paysage aride était le notre. La canicule qui nous asséchait à petit feu, nous laissant la langue craquelée par la soif, nous était tout autant familière. Et évocatrice de souvenirs pénibles.

Tout était de la faute de ce maudit duc ! Le misérable… Emporté par sa dévotion pour la Dame, il avait entrepris cette croisade insensée. Nous, ses vassaux, n’avions eu d’autre choix que de suivre le mouvement ; les quatre manoirs de notre baronnie nous avaient, une fois de plus, engagés à guerroyer à ses côtés : là-bas, j'ai plus d'une fois souhaité qu'ils soient réduits en cendres jusqu’à leurs fondations.

Dans le sillage de notre suzerain, nous étions partis, prêts à appareiller pour l’Arabie. Mon père et moi, avec une centaine d’hommes, avions rejoint une plus vaste armée de milliers de combattants, tous bouffis d’orgueil et débordants d’un enthousiasme aussi contagieux que déraisonnable. Nous étions loin, si loin d'envisager ce qui nous attendait... Durant quelques mois, l’idéal des croisades avait été ressuscité, par delà le duché de Bastogne, gagnant l’ensemble du royaume — l’on disait même que le roi était prêt à joindre son ost à nos côtés ! Nous n’allions plus seulement nous débarrasser des pirates barbaresques infestant le Grand Océan, nous étions désormais prêts à nous rendre jusqu’à Antoch pour la libérer du siège des arabiens !

De toutes ces belles résolutions, il n’était pas resté grand-chose. Et lorsque nous débarquâmes en Arabie, dans le Califat de Kufra, les ennuis débutèrent. Mon père, commençant à accuser son âge, attrapa une mauvaise fièvre peu après la traversée, et il fallut le rapatrier au pays, me laissant seul à la tête de nos troupes. Je me sentais à la hauteur de la tâche, me voyais alors plus fort que je n'étais, porté par les plus purs idéaux, persuadé de servir la volonté de la Dame tout autant que de perpétuer la lutte contre les infidèles.

Mais dans les faits, que de désillusions... Pendant plus de trois années, nous nous sommes livrés à un ridicule jeu de cache-cache avec les arabiens, nous cherchant sans vraiment vouloir nous trouver, esquivant l’affrontement à tour de rôle, et la bataille rangée qui aurait dû sceller le conflit n'avait de cesse d'être repoussée. A force de stagner en bordure du Grand Désert, notre volonté s’était peu à peu effritée et je compris, au bout du compte, que jamais nous n’entreprendrions le périlleux voyage pour porter secours à Antoch, tant nous étions déjà nous-mêmes des sinistrés, sans plus aucun idéal. Nous étions venus pour rien, et le temps que nous primes conscience de notre échec, plusieurs mois encore s’étaient écoulés. Premier responsable de ce fiasco, le duc s’était illustré en tant que commandant d’une parfaite incompétence ; son seul exploit fut de mourir de la dysenterie, trépas qui signa la fin de notre "croisade".

La retraite entamée sous le soleil d’Arabie se poursuivit en Bretonnie. Les années passées à courir en vain après la poussière du Grand Désert nous avaient laissés ruinés, sans aucun trésor de guerre. Nous étions revenus amers et dégoûtés de tout, à commencer par nous-mêmes : comment dire à mon père que, loin d’avoir libéré Antoch, rongés de dépit, nous nous étions laissé aller à rançonner et piller sur le chemin du retour, nous en prenant aussi bien à nos alliés de Kufra qu’aux villages bretonniens ayant le malheur de se trouver sur notre route ? C’était une honte, une infamie. Nous nous étions comportés comme des chiens enragés et la violence aveugle de ces dernières semaines nous incitait à encore plus de violence. Le moindre prétexte nous suffisait.

C’est alors qu’elle apparut sur le chemin, silhouette vague, encore lointaine, revêtue de haillons noirs. Une ombre funeste se détachant sur la plaine aride et lumineuse. La chose errait et titubait, se rapprochait peu à peu ; intriguante, tant ses mouvements manquaient singulièrement de coordination : des sortes de grands moulinets des bras, comme ceux d’un homme ivre peinant à maintenir son équilibre.

Plus elle s'approchait de la colonne, et plus sa silhouette noire, agitée de contractions et de soubresauts, prenait un aspect inquiétant. On eut dit que, sous ses haillons, d’autres choses vivaient et se mouvaient indépendamment. Un frisson parcourut mon échine. La colonne toute entière s’arrêta, sans aucune concertation. La chose se tordant sur elle-même était le plus éloquent des messagers. Nous la laissions venir, sans trop savoir pourquoi, ni quelle conduite tenir. Il y avait en elle le rappel instinctif à des terreurs ataviques, se faisant de plus en plus explicites à mesure qu’elle se faisait plus proche.

De là où nous venions, il y avait toutes sortes de maux. La dysenterie et le typhus étaient les plus fréquents, faisant des ravages et décimant les armées plus sûrement encore que les batailles. Mais il y avait d’autres maladies, d’autres infections. Et l’une d’entre elles nous renvoyait à cette chose errante sur la route. La peur d’être rejeté de tous, la peur d’être condamné à pourrir vivant s'était incarnée dans cet habit noir.

Elle n’avait pas sa crécelle pour nous avertir et se permettait d'errer librement sur le chemin. Créature loqueteuse, dont le faciès même était recouvert d’un voile pudique, masquant en partie les séquelles de son horrible mal, punition divine pour quelque crime assurément abject. Mesel. Ladre. Lépreux. Les termes ne manquaient pas pour désigner pareille monstruosité.

Lorsqu’ils comprirent à quoi ils avaient affaire, mes hommes passèrent de la crainte sourde à la colère brute. Eux qui ne cherchaient qu'à laisser libre cours à leur violence, ne pouvaient tolérer qu’un lépreux puisse errer ainsi, en violation de toutes les règles lui commandant de se soustraire de lui-même au commerce des vivants. Le ladre était un mort en sursis, rien de plus : sa place était dans un tombeau, à tout le moins une maladrerie. Sa présence sur cette route était une offense faite à des hommes de bien, partis en terre étrangère animés des meilleures intentions et revenus pires que des bêtes. Et voici, devant eux, cette chose aux grands gestes démesurés, imbéciles, poussant des cris rauques et inintelligibles comme les aboiements d’un chien.

« VrooOhissss, GrrreeEgroiii ? » « VrooOhissss, GrrreeEgroiii ? »

Les mains se crispaient sur les armes. Les visages harassés de fatigue reprenaient une vigueur mauvaise. Et ces regards… ces regards éteints redevenaient flamboyants, comme au temps d’affronter les arabiens… Peut-être, cette fois-ci, l’adversaire serait-il à leur portée ?

Les premiers rangs s’écartèrent devant le lépreux, le laissèrent passer, et se refermèrent autour de lui, tout en évitant de trop s’approcher, comme on encerclerait une bête fauve. La chose semblait n’avoir pas pris conscience de la présence des soldats autour d’elle. Elle s’avançait comme si le chemin lui appartenait, était sien, comme si elle nous ignorait. Encore un peu et elle m’atteindrait bientôt.

Au retour d’Arabie, j’avais perdu de mon pouvoir sur mes hommes. N’avais pas été à même de les défendre de la morsure du soleil, pas plus que des épidémies. M’étais montré un piètre commandant, aussi. Mais je restais malgré tout leur chef. Un chef s’efforçant de garder une vague contenance face à cette être horrible qui n’avait de cesse d’avancer, encore et encore. J’en arrivais à distinguer plus nettement son faciès hideux, dévoré par le mal, suintant d’ichor. La chose en noire aboya de nouveau d’obscures obscénités derrière le voile masquant sa bouche, comme une plainte ou une menace. Un raclement de gorge qui ne rimait à rien et revenait pourtant sans cesse, tel une monstrueuse litanie.

« VrooOhissss, GrrreeEgroiii ? » « VrooOhissss, GrrreeEgroiii ? »

Les hommes intervinrent sans que j’eusse à esquisser le moindre geste. De leurs lances, ils barrèrent la progression du lépreux et le firent reculer avec force, jusqu’à le faire trébucher ; la chose misérable s’empêtra dans ses loques et tomba à terre, poussant de nouveaux jappements et hurlements. Sa capuche, ce faisant, s’était rabattue en arrière et, quand bien même la majeure partie de son visage restait dissimulée derrière le voile, j’en vis assez pour peupler des milliers de nuits cauchemardesques : d’affreux petits yeux noirs et secs presque réduits à l’état de billes ; en guise de front et de chevelure, une carapace de pus durcie, rouge orangée, qui lui donnait des allures de crustacé démentiel, tout droit sorti de quelque abysse infernal, au point que je m’attendais presque à voir jaillir de ses manches des pinces prêtes à déchirer, cisailler, découper la chair saine, tendre et fragile.

La chose-crustacé voulut se relever, prit appui sur une main : il y eu une sorte de craquement sec, presque inaudible, comme un bruit de biscuit écrasé et, lorsqu’elle se redressa péniblement, deux de ses doigts étaient restés à terre. Le lépreux ne s’était pas rendu compte de ce qu’il lui était arrivé et pointait à présent son moignon de main suintant vers moi. En jurant, un garde le repoussa aussitôt de son bouclier. Il tomba de nouveau à terre et, résigné, demeura immobile. Mais il me tendait toujours son moignon mutilé et m’interpellait de sa plainte désespérée, gargouillante.

« VrooOhissss...»

Et de voir cette chose ainsi me viser, moi, de ses imprécations et de toute sa laideur, acheva de me mettre en fureur autant que mes hommes. Plongeant un regard implacable sur elle, je murmurais d’une voix glaciale :
« Pour l’amour de la Dame, débarrassez moi de cette vermine avant qu’elle n’ait eu le temps d’infecter qui que ce soit : brûlez-la ! »
Je n’eus pas à me répéter. Les hommes traînèrent le lépreux sur le bas côté du chemin, en évitant le contact de sa peau délabrée. Ils le frappèrent de leurs lances, le foulèrent de leurs bottes. Et plus ils s’acharnaient, et plus son horrible plainte stridente montait au ciel et nous vrillait les tympans, achevant de nous rendre fous. On déversa sur la pauvre chose le contenu d’un barillet, un mélange incendiaire. Une torche inclinée l’embrasa, tel un éblouissant feu grégeois qui nous surprit de son ardeur. La chose hurla alors de plus belle et se perdit en gesticulations frénétiques. L'on disait que les ladres devenaient insensibles à la douleur : il était manifeste que celui-là était pleinement et douloureusement conscient de ce qui lui arrivait.

Nous ne nous attardâmes point sur notre œuvre. Nous avions repris la route que la chose achevait de brûler tranquillement, comme un bon feu de bois. C’était étrange, mais cet holocauste improvisé nous avait d’une certaine façon libérés du poids qui nous oppressait. Nous avancions désormais le cœur plus léger. Peut-être la Dame réclamait-t-elle ce sacrifice ? Peut-être.

Quant au lépreux… à qui manquerait-il ?

* * *

A mesure que nous nous rapprochions du domaine familial, la colonne s’effilochait, chacun des fantassins regagnant son hameau, heureux de retrouver sa famille. La lance, l’arc et l’épée avaient servi à ces hommes pour toute une vie : c’étaient des paysans pour la plupart, de braves serfs qui n’avaient certes pas mérité de traverser toutes ces terribles épreuves. Je priais la Dame de leur accorder tout ce dont ils avaient besoin ; je pensais aussi à mon père, qui avait toujours eu soin de les préserver, de ne jamais abuser d’eux ni de leur faiblesse.

Le soleil se faisait moins ardent, à mesure qu’il descendait doucement vers l’horizon. Nous n’étions plus qu’une dizaine, moi et ceux de ma garde rapprochée. Nous traversâmes nos champs, quelques pâturages. Au loin, des paysans nous regardaient en silence, sans s’approcher pour rendre hommage à leur seigneur. Je ne me sentais ni le cœur ni l’énergie d’aller les réprimander. Nous étions tous fatigués et empressés de rentrer.

* * *

Ce fut lorsque nous traversâmes le village jouxtant le premier de nos manoirs, que je pris conscience que quelque chose n'allait pas. Hormis la poignée de paysans entr'aperçus plus tôt, il n’y avait personne en vue. Personne. Comme si les habitants de la baronnie s’étaient d’un seul coup évaporés. Et, alors que nous touchions au but de notre voyage, cette impression funeste, loin de s’atténuer, s’amplifia plus encore. Une fois franchies les murailles encerclant notre demeure, elle devint certitude.

La cour était vide. Il n’y avait pas âme qui vive autour du manoir, pas plus dans les dépendances alentours. Je mis pied à terre et me rapprochais du logis principal ; la grande bâtisse grise, avec ses étroites fenêtres noires, ressemblait à un vieillard momifié, recroquevillé sur lui-même. Je n’étais plus qu’à quelques pas de l’huis, le cœur plein d’appréhension, quand un cri retentit.

« N’allez pas plus loin ! »

Je me retournais vers l'enceinte. Il me fallut quelques instants pour reconnaître le prêtre de Shallya, officiant pour la plèbe. Je ne me rappelais plus son nom, n’ayant jamais eu grande estime pour les gens de son espèce. Il avait pris du poids depuis la dernière fois que je l’avais vu, quatre années auparavant, et me faisait de grands signes pour que je m'approche, tandis qu’il restait lui-même à distance. Son visage gras était blême. Comme j’allais à sa rencontre, le prêtre me scrutait de la tête aux pieds, comme s’il craignait… je ne sais quoi. 

« Que diable s’est-il donc passé ici, mon père ? Où sont les gens de ma maison ? 
— Le diable, oui… vous faites bien de l’évoquer. C’est diablerie que le malheur tombé sur ces terres depuis votre départ…. La plupart de ceux qui vivaient ici ont fui. Quant à votre famille… ce qu’il reste d’elle a été mis à l’écart du monde des vivants pour ne plus y revenir. 
— Quoi ?
— Ils ont contracté la malemort. Ils sont tous ladres à présent, et si vous vous avisez de les approcher de trop près, vous serez souillé de leur infamie. »

J’étais pétrifié. Ne pouvais croire à ce que je venais d'entendre, ne pouvais en accepter la réalité ; je regardais à nouveau le manoir et les dépendances vides qui attendaient, en vain, le retour de leurs occupants. Et qui n’étaient plus, à présent, que des pièges recelant un mal invisible entre leurs murs, prêt à saisir l’imprudent.

Le prêtre perçut mon trouble et baissa les yeux, comme s’il avait honte d’avoir à m’annoncer la vérité. 

« Il y a eu ce premier infecté… Que Shallya lui pardonne, il a voulu garder secrète sa maladie, à moins qu’il ne soit mépris sur sa nature. De telle sorte que la pourriture s’est installée en lui et autour de lui, et a fait son nid dans la demeure. Le temps que son mal n'apparaisse aux yeux de tous, il était trop tard pour ceux qui l’entouraient. Beaucoup trop tard. Votre mère, vos frères et sœurs… tous ont dû être mis à l’écart, envoyés à la maladrerie de Saint Beaumont. On leur fait parvenir de la nourriture à travers la palissade fermant les lieux. Rien d’autre ne doit y entrer. Rien d’autre ne doit en sortir…
« Mais lui… lui par qui tout est arrivé, il a brisé l’interdit, a fui. Peut-être ne pouvait-il supporter de voir les siens atteint de son mal… Peut-être voulait-il seulement vous prévenir, vous avertir avant que vous n’entriez dans le manoir et ne soyez à votre tour atteint… »

Le prêtre n'avait pas fini de parler qu'une vision, devenue indécente, s'imposait à mon esprit torturé : celle d'une silhouette noire, une chose misérable devenue la proie des flammes, une chose désespérée et implorante... Dans un ultime déni, je murmurais :

« Nous avons bien croisé un lépreux… Mais je ne saurais dire… »

Le prêtre prit un air surpris et indigné.

« Allons ! Sa maladie a beau l’avoir défiguré, je m’étonne que vous n’ayez pas reconnu votre propre père ! »

 

 

FIN

Modifié par Oberon
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En tout honnêteté, j'aime beaucoup. Pour l'instant on ne voit pas le rapport entre les trois histoires, mais j'imagine que ça ne saurait tarder... Le lépreux m'a vraiment fait pitié. Tu as un si bon style d'écriture que tu m'as rendu ému en lisant ton texte. C'est vraiment très bien.
J'ai hâte d'avoir la suite. [img]http://www.warhammer-forum.com/public/style_emoticons/default/smile.gif[/img]
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  • 3 semaines après...
Oberon qui poste un nouveau récit c'est un peu comme la vidange d'un marin qui n'a pas vu la terre pendant six mois : brutal mais jouissif.

Ce récit ne fait pas exception à la règle. Pas de souci d'orthographe. Un titre accrocheur, du cynisme, une bonne chute et le tour est joué. Puisqu'on y est, parlons tout de suite de la chute. L'idée est très bonne et l'effet fonctionne, pourtant un je ne sais quoi me dérange. Allez, je me risque. Ton récit était si bien mené que cette dernière phrase explicative : " [b]Allons ! Sa maladie a beau l’avoir défiguré, je m’étonne que vous n’ayez pas reconnu votre propre père ![/b] " ne m'est pas apparue comme ... essentielle. Au contraire, elle gagnerait à sauter selon moi. Tu pourrais m'objecter que sans, il n'y a plus de chute puisqu'on ne sait pas qui est le lépreux. Et c'est là l'idée. J'aurais préféré qu'on ne sache pas qui il est. Mieux : que le prêtre annonce au paladin que le lépreux est un membre de sa famille sans savoir précisément qui. Pourquoi ? Parce que tout au long du récit, on apprend que le personnage principal se bat contre des moulins à vent (je reviendrai sur le côté don Quichotte). Jusqu'à la révélation finale, il ne sait rien. Il ne sait pas qui sont ses véritables ennemis, comment reconquérir le coeur de ses troupes, il ne sait pas non plus qui est la silhouette ni ce qui s'est passé dans sa demeure. En apprenant qu'il a tué son père, il semble délivré de l'ignorance. Le cynisme est déjà fort. Mais il aurait pu être poussé encore plus loin. En tuant un membre non identifié / identifiable de sa famille, le paladin n'aurait pas su qui pleurer parmi les lépreux ( Qui étais-ce que j'ai assassiné ? Mon père ? Ma mère ? Mon frère ? ) ; il n'aurait donc jamais pu quitter sa spirale d'ignorance, jamais trouver de répit ni de rédemption dans son cauchemar, renforçant la noirceur suintante de ton récit.

J'ai eu un peu de mal à exprimer ce que je voulais dire, mais j'éspère que tu as compris l'essentiel ; ne pas savoir qui on a tué est pire que de savoir.

Comme je le dis plus haut, ton récit est sombre, mais il n'est pas que çà. J'ai trouvé dans ton personnage un aspect très " Don Quichotte ". Peut-être étais-ce du aux ennemis invisibles du désert, à sa lance, ou à son tempérament ridiculement ombrageux lorsqu'il faut vaincre un ennemi pathétique ? Du coup, j'ai trouvé certaines scènes à la limite du burlesque. Notamment quand tu parles du crustacé. C'était quand même fort en chocolat. Je me suis donc demandé si l'aspect comique était volontaire de ta part (humour cynique j'entends) ou si je suis juste un siphonné du bulbe qui s'amuse tout seul à la lecture de scène morbides ?

Si l'aspect comique est volontaire, alors je ne suis pas sur qu'il serve bien ton récit. C'est paradoxal car j'aime la désinvolture de ton style lorsque tu décris une scène " objectivement " horrible. Le problème c'est que du coup, je ne sais pas si tu es sérieux ou non ; s'il faut lire ton récit avec empathie ou s'il faut simplement s'amuser d'un croisé ignorant dont on suivrait les bouffonneries. Dans les deux cas ton récit serait bon. Le problème c'est que les effets s'entremêlent sans cesse et faussent l'émotion que tu voudrais dégager. La chute (encore elle!) achève un peu plus cette confusion des genres par une phrase chic et choc qui semble toute droit sortie du théâtre de l'absurde. Le seul conseil que je pourrais te donner serait soit de jouer la carte de l'humour à fond (et tu saurais très bien le faire), soit d'assumer totalement le côté un peu plus " sérieux " de ton récit. Pour cela il faudrait que tu mettes l'humour en retrait (pas de personnage Don Quichotte dans une tragédie) sans toutefois ternir ton style, mais en noircissant d'avantage le tableau. Exemple, la chute alternative que je t'ai donné.

Pour conclure, c'est un excellent OS. Très bien écrit, même si je n'ai pas assez insisté la dessus. J'apprécie l'aspect brut et tranchant de ton style, à des années lumières de la mièvrerie. S'il n'y avait qu'une chose à retenir de mon commentaire, ce serait : va encore plus loin. Tu maîtrises parfaitement le one-shot et pourrais encore en écrire quatre ou cinq de plus, tous aussi bons que celui-ci, mais quel serait l'intérêt ? Tu n'évoluerai pas. Le OS t'apporte la sécurité d'un cadre au sein duquel tu peux t'entraîner en postant frileusement un récit ([u]de qualité[/u]) tous les six mois. C'est bien. Maintenant, passe à la vitesse supérieure. Si le temps te le permet, n'ai pas peur de te frotter à des sujets plus ambitieux (récits plus longs ou thèmes autres), la section y gagnerait énormément. Et puis, je serais curieux de te voir parler d'amour avec tes gros sabots :D/> Modifié par Kayalias
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  • 1 mois après...
Pas mal !

Le coup du père je l'avais vu venir au final. Y a eu un petit truc qui m'a fait dire que ça pourrait être ça. Je me suis demandé pourquoi ce passage et ensuite je me suis rappelé qu'ils avaient un comportement violent et je me suis dit que ça allait bien ensemble :P

Enfin tu peux mettre la suite mnt ;)

@+
-= Inxi =-
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Un sortilège de résurrection et pouf ! les nouvelles reprennent. Pour commencer, un joli conte de Noël se déroulant sur les belles terres de Bretonnie.

 

 

LES ENFANTS ET LA BÊTE

 


Duché de Quenelles, An 927 du Calendrier Impérial

 

 

CHAPITRE 1

 

Dans la forêt enneigée, les chasseurs progressaient en silence. L’aîné, Bertrand, ouvrait la marche d’un pas décidé. Entre ses mains, un épieu de fortune qu’il brandissait parfois en mimant le geste de frapper une proie invisible. 

 

Son visage juvénile était couvert de bleus et d'ecchymoses.

 

Derrière, suivait le cadet, Hugo, chétif d’apparence et de caractère. Il devait sans cesse courir pour rester dans les pas de son grand frère, et était plus handicapé qu’autre chose par son propre épieu qu’il tenait sans conviction, trop occupé qu’il était à jeter des regards craintifs aux alentours, en murmurant sans cesse la même litanie.


« Je t’en prie... rentrons à la hutte. C’est trop dangereux. »


Bertrand s’arrêta, fit volte-face, inclinant de grands yeux verts emplis d’une colère froide.


« La ferme ! Je t’ai dit mille fois de la boucler. A cause de toi, la bête va finir par nous entendre. Et si jamais elle fiche le camp… je te jure que tu vas le sentir passer. 
— Mais on n’a pas le droit de la chasser ! C’est toi-même qui m’as dit que je ne devais… » 


Hugo n’eut pas le temps d’achever qu’une main s’abattit sur son visage à toute volée. L’enfant vacilla sur lui-même. Jetant son épieu sur le côté, Bertrand l’agrippa aux épaules et le secoua avec rudesse.

 

« Ferme-la ! Tu m’as compris cette fois ou t’en veux une autre ?
— J’ai compris, j’ai compris ! S’il te plait, arrête… »


Hugo reniflait et retenait ses pleurs à grand ’peine, figé dans la crainte de recevoir d’autres coups. 


Bertrand ramassa son épieu et se remit en marche.


« Dire que je pourrais me trouver loin d’ici, bien au chaud, plutôt que de crever de faim et de froid, tout ça par ta faute ! »

 

 Son petit frère, pleurant et reniflant, le suivait à distance, essuyant ses yeux humides du revers de sa manche, l’air plus abattu que jamais. Bertrand avait revêtu un visage fermé et déterminé, comme pour masquer la culpabilité qui le submergeait.

 

Imbécile... plutôt que de t’en prendre à plus faible que toi, tu ferais mieux de garder à l’esprit le visage de ton ennemi. Ne l’oublie pas, ne le perds jamais de vue. C’est LUI qui t’a piégé, LUI et personne d’autre. Rappelle-toi que tout est de sa faute. Rappelle-toi…

 

***

 

Il y avait eu une autre vie avant celle dans  la forêt. Une vie entre les murs protecteurs d’une chaumière, dans la quiétude d’un village. Une vie simple, rude, heureuse malgré tout. Bertrand n’avait alors aucune décision à prendre, aucun choix à faire autre que ceux dictés par les jeux d’enfant. Ses parents étaient là pour veiller sur lui et le protéger. Son père, en particulier. Il l’aimait, le craignait et le respectait ; il lui avait appris tout ce qu’il savait concernant la nature, les animaux, les hommes. L’avait instruit sur l’importance vitale de la proche forêt, la réserve, où il y avait tant à prendre... et tant à perdre aussi. 

 

C'était une époque bénie des Dieux. Les raids en provenance du massif d'Orquemont s'étaient faits rares au cours des dernières années et les anciens disaient qu'il fallait profiter de ce répit avant que les peaux-vertes ne se trouvent un nouveau chef. Mais si les gobelinoïdes s'étaient fait discrets, la nature, elle, pouvait toujours se charger de vous jouer un mauvais tour...

 

Il y avait eu une autre vie. Elle vola en éclat lorsque le village fut frappé d’une épidémie de suette. D’abord quelques cas isolés, hommes et femmes retrouvés allongés dans leur lit, cadavres languissants, suant leur sang. Le temps que le guérisseur ne prenne la mesure du mal, la fièvre s’était étendue, dévorait les vivants, décimait des familles entières, laissant derrière elle des demeures peuplées de cadavres. Vision d’horreur. 

 

Lors des nombreuses nuits où le sommeil se refusait à venir, Bertrand se disait souvent qu’il aurait mieux valu, pour lui et Hugo, qu’ils fassent partie des disparus. Ils n’auraient pas eu à endurer la perte de leurs parents, ne se seraient pas retrouvés seuls... et par-dessus tout, n’auraient jamais eu à connaître la malveillance de Dorval. 


Mais ils avaient survécu, laissés à l’abandon par le reste du village, chacun trop occupé à enterrer ses morts pour être encore capable du moindre geste de charité. Livrés à eux-mêmes, les enfants erraient dans la chaumière vide, sans plus personne pour prendre soin d’eux. Le monde avait perdu tout son sens. 

 

Lorsque des coups retentirent à la porte, une mince lueur d’espoir leur revint, aussitôt anéantie quand elle s’ouvrit pour laisser passer Dorval, le ministérial du seigneur de Montigny. Il n’y avait nul secours à attendre de cet homme-là. Bertrand savait de lui qu’il avait jadis jalousé son père, convoité en vain sa mère et n’avait jamais digéré d’être repoussé. Serf parvenu bien au-delà de sa condition, Dorval était haït et craint de tous, lui qui n’avait de cesse de tourmenter la population, d’alourdir les corvées, d’augmenter arbitrairement la taille. Quel sort réserverait-il aux enfants de ses ennemis, maintenant que ces derniers n’étaient plus ? 

 

L’ombre sur le seuil avisa Bertrand.

 

« Toi, le plus grand. Viens dehors, j’ai à te parler. »

 

En franchissant le pas de la porte, Bertrand s’aperçut que la place du village s'était vidée. Les villageois s’étaient claquemurés chez eux et guettaient probablement la scène, à l'abri derrière les volets et portes closes. Dans la froide lumière matinale, se dressait le ministérial, enserré dans un vieux pourpoint élimé, rouge sanglant. L'habit faisait ressortir son long faciès inquiétant, dénué de toute compassion. L’homme affichait un horrible sourire, celui d’un bouffon de cour s’apprêtant à jouer un mauvais tour et en savourant les effets par avance.

 

« Ton père est mort sans avoir acquitté la taille. Sais-tu ce que cela veut dire ? »

 

Bertrand demeura muet, persuadé que n'importe quelle réponse le desservirait. Dorval le fixait intensément, son rictus malsain toujours rivé à ses lèvres, comme s’il ne devait jamais s’en défaire.

 

« Tu as la bouche cousue, ou quoi ?! »

 

Le ministérial attrapa Bertrand par l’épaule et le  secoua rudement. 

 

« Réponds, quand je te parle ! »

 

D’un geste sec, l’enfant se dégagea, une lueur de défi dans les yeux. Mais, comme Dorval s’avançait sur lui, il recula instinctivement, pas à pas, jusqu’à se retrouver dos au mur.

 

« On joue les fiérauds, c’est bien ça ? Soit, puisque tu te prends pour une grande personne, assume jusqu’au bout : la taille, verse-là sur le champ avec les intérêts, ou fiche le camp d’ici ! Ce sont là les ordres du seigneur de Montigny. »

 

L’éclat dans l’oeil de Bertrand s’atténua. La colère ne mènerait à rien avec cet homme. Il lui fallait faire comme son père quand il se trouvait en pareille situation : plaider sa cause, trouver les mots justes, ceux à même de convaincre l’interlocuteur le plus agressif qui soit. Quitte à se rabaisser.

 

« Que le Comte nous pardonne, à moi comme à mon petit frère, et qu’il daigne nous prendre en sa protection. Nous n’avons pas d’argent : nos parents étaient pauvres et ne nous ont rien laissé… 
— Comme c'est regrettable. Puisque tu n’es pas en mesure de régler tes dettes — car ce sont tes dettes à présent — la chaumière que toi et ton frère occupez revient de droit dans le domaine du Comte, en guise de compensation. Il va falloir vous trouver un autre endroit pour vivre… »

 

Dorval fit mine de réfléchir.

 

« Voyons... tu m’as tout l’air d’avoir le bon âge pour devenir apprenti. Le tanneur a perdu son fils : tu iras vivre chez lui pour y apprendre le métier. 
— Et mon frère, que va-t-il devenir ?
— Trop âgé pour l’asile des religieuses, trop jeune pour être bon à quoi que ce soit, hormis garder les bêtes — et il y a déjà bien assez de gosses dans le village pour cela. Je crains que ton petit frère n’ait guère de chance : personne ne veut de lui ici. Il ira vivre dans les bois. »

 

Bertrand blêmit, incapable de répondre quoi que ce soit au ministérial. Ce dernier jubilait.

 

« Alors, tu l’acceptes, mon offre ? Tu aurais tout intérêt. A toi de voir : le tanneur... ou la forêt. »

 

Livide, Bertrand murmura dans un filet de voix :

 

« … peux pas… »

 

Dorval fit une grimace et porta la main à son oreille.

 

« Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? J’ai rien entendu. Parle plus fort. 
— Je dis que je peux pas. Je peux pas l’abandonner. Sans moi, il va mourir. Il est trop petit pour se débrouiller seul…
— Soit, tu as fait ton choix. Je veux que vous ayez vidé les lieux et quitté le village avant la fin de la journée. Allez donc vivre dans la forêt, comme les petits boisilleux que vous êtes désormais. Que vous y surviviez ou que vous y creviez m’indiffère. Une seule chose compte à mes yeux : je ne veux plus jamais vous revoir dans le village. Compris ? »

 

La tête basse, Bertrand acquiesça en silence. Il se retournait vers le seuil de la chaumière, quand le ministérial l’interpella.

 

« Encore une chose. Tous les deux, vous avez le droit d’usage de la forêt, dans les limites que cela suppose : en clair, pas de braconnage. Je t’aurais à l'oeil là-dessus et pour le reste… Tiens-le toi pour dit. »

 

Le soleil était à son zénith lorsque les deux frères quittèrent le hameau, emportant comme tout bagage un baluchon et quelques maigres provisions. Ils étaient seuls au moment de franchir l’enceinte. Il n'y avait pas eu le moindre adieu et aucun villageois n'était venu leur souhaiter bonne chance. Pour Bertrand, il n’y avait pas de doute possible : tous approuvaient leur bannissement. Il ravala ses larmes et son dégoût, les garda tout au fond de lui, inconscient que ce poison réprimé finirait forcément par rejaillir au grand jour. Ce n’était qu’une question de temps. 

 

(A Suivre)
 

Modifié par Oberon
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CHAPITRE 2

 

Cheminant dans la campagne, Hugo pendu à ses basques, Bertrand réfléchissait. Tout dépendait de lui, maintenant. Il fallait commencer par chercher un endroit où s’établir, suffisamment à l’écart du village pour éviter de se heurter au ministérial, tout en demeurant assez proche pour pouvoir y retourner en cas d’urgence. Et puis, il n'osait se l'avouer, mais Bertrand gardait une mince lueur d'espoir que les choses finissent par s'arranger et leur exil prendre fin. Aussi chassa-t-il de son esprit les idées noires qui s’y étaient accumulées depuis le départ du village. Bientôt, il se remémora une petite clairière inhabitée, située à deux lieux de distance. C’était un peu loin pour Hugo, mais une fois sur place ils pourraient y établir leur campement et assembler une hutte de fortune avant la tombée de la nuit.

 

La vie dans la forêt s’organisa peu à peu. C’était encore la belle saison et la nourriture était abondante des racines jusqu’au sommet des arbres. Bertrand avait chargé Hugo de la cueillette dans les environs du camp. Il lui avait donné des indications sommaires sur ce qu’il devait ramasser, ou bien laisser de côté, tandis que lui-même s’occupait de trouver une nourriture plus consistante. Il posait des collets un peu partout aux alentours, en se cachant des hommes du ministérial qui patrouillaient inlassablement dans la forêt. De son père, Bertrand avait retenu qu’il ne fallait jamais être surpris en train de poser ou de relever des pièges. Plus d’un pris sur le fait en avait payé le prix fort : une main coupée, quand ce n’était pas la pendaison pour l’exemple. Aussi avait-il dû renoncer à se fabriquer un arc : avoir une telle arme sur soi valait tous les aveux.

 

Le soir venu, les deux frères se réunissaient autour du feu et faisaient le tri de la cueillette. Invariablement, Bertrand se mettait en colère : les deux tiers de ce qu’Hugo rapportait consistaient en plantes et champignons vénéneux.

 

 « Bon sang, tu veux nous faire crever ou quoi ? T’es même pas fichu de distinguer un cèpe d’une amanite ! »

 

Comme les jours passaient, Bertrand réalisa qu’il échouait à enseigner à Hugo les choses que son père lui avait apprises. Là où ce dernier avait fait preuve de patience à son égard, lui s’irritait à la moindre erreur commise par son frère, sans pour autant lui dire comment la corriger. Bertrand pressentait, tout au fond de lui-même, qu'il n'avait pas et n'aurait jamais le talent de son père pour expliquer ou convaincre. Ses maigres efforts en la matière n'avaient abouti qu'à une suite d'échecs, d'abord avec le ministérial,  maintenant avec son propre frère.

 

*** 

 

Puis ce fut l’automne, prélude à la morte-saison. La forêt se fit plus avare, les bêtes plus discrètes. Bertrand dut s’aventurer bien au-delà des terrains qui lui étaient familiers pour trouver quelques proies. Au cours de l’une de ces expéditions, il tomba sur des traces inhabituelles, marquant profondément la terre : les empreintes d’un sanglier. En suivant la piste durant quelques minutes, il s’aperçut qu’elle menait droit vers la bauge de l’animal. Bertrand eut un bref instant de panique à l’idée que la bête puisse se trouver dans son antre et le surprenne désarmé. Vu la dimension des empreintes, c'était manifestement une bête d'une taille peu commune. Mieux valait ne pas s’attarder davantage. Reprenant le chemin de la clairière, il jeta un dernier regard en direction de la bauge afin d’en mémoriser l’emplacement. Il faudrait prévenir Hugo de ne jamais s’aventurer de ce côté-ci de la forêt. Les sangliers avaient tendance à fuir l’homme, mais dès qu’ils se sentaient menacés, ils pouvaient se montrer particulièrement dangereux. Mieux valait alors éviter de se trouver sur leur chemin.

 

***

 

Vint l’hiver et son cortège de misères. Dans la hutte, blottis l'un contre l'autre, les deux frères grelottaient de froid. A chaque aube nouvelle, Bertrand se sentait sur le point de craquer, désespéré à la perspective de ne jamais regagner le village. Expirant un souffle ténu, il se prenait désormais à rêver de la vie d’apprenti qu’il aurait pu mener auprès du tanneur, un rêve comparé au cauchemar qu’il vivait quotidiennement. Jamais il n’avait pris à ce point conscience que son frère et lui n’avaient aucune chance de survie durable dans les bois. Tout était perdu, joué d’avance. 

 

Le désespoir avait laissé la porte ouverte aux idées noires qui firent un retour en force. Bertrand maudissait sa mère de lui avoir donné le jour. Il maudissait son père de les avoir abandonné. Et par-dessus tout, il maudissait son frère, cause de son exil. Son esprit épuisé lui soufflait que, sans ce dernier, tout aurait été autrement. Que sans lui, tout irait mieux. Dans ces moments-là, il se sentait prêt à commettre l’irréparable. Alors il s’éloignait de son frère, se glissait de l’autre côté de la hutte et murmurait des prières à Shallya la miséricordieuse pour qu'elle lui donne la force de tenir. Et lorsqu’il regagnait un peu de lucidité, il repoussait au loin les horribles visions fratricides. Bertrand s’inquiétait alors plus que jamais pour Hugo, si fragile, si vulnérable. Hugo... ce frère qu’il s'était pris à rêver d'étrangler.

 

Peut-être la nature sait-elle exaucer à sa manière les rêves les plus sombres... Hugo tomba malade. Une fièvre que rien ne semblait pouvoir apaiser. Ce n’était pas la suette, de cela Bertrand était certain, mais il était impuissant à agir. Il n’avait qu'une connaissance limitée des simples et craignait (mais le craignait-il vraiment ?) d’empoisonner son frère s’il se hasardait à préparer lui-même une décoction. Alors que son frère gémissait sur sa paillasse, Bertrand songeait à l'avenir. Après tout, la vie pourrait devenir tellement plus simple, tellement plus agréable. D’autant qu’il n’avait rien à faire. Ce n’était pas vraiment un meurtre. Tout au plus, il n’avait qu’à détourner les yeux, pendant quelques jours... et ce serait fini. Il serait délivré. 

 

Le regard perdu dans le néant, Bertrand demeura immobile des heures durant, jusqu’à perdre la notion du temps. Peut-être il y eut-il une prise de conscience de sa part, peut-être Shallya lui souffla-t-elle de ne pas abandonner son frère, toujours est-il qu'il prit enfin une décision. Il lui fallait demander l’aide du guérisseur, ce qui impliquait de retourner au village. S'emmitouflant dans des peaux de bêtes, Bertrand s’élança dans la forêt glaciale, traçant un chemin solitaire dans la neige, ses empreintes bientôt effacées par le vent chargé de flocons.
 

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CHAPITRE 3

 

 

Le village était comme endormi sous la neige. Bertrand n’en n’avançait pas moins avec appréhension, demeurant dans l’ombre des bâtiments, craignant à chaque instant de  faire une mauvaise rencontre. Il se faufilait tel un renard en quête de nourriture, inconscient que des mois de vie dans la forêt l’avaient déjà en partie déshumanisé. L’enfant s’arrêta en reconnaissant sa chaumière. Force de l’habitude, ses pas l’avaient conduit jusqu’à la maison où, jadis, il y avait eu une famille. Il eut un serrement de coeur en réalisant qu’elle avait été laissée à l’abandon. Ce n’était plus qu’une ruine au toit affaissé sous un amas de neige. Le ministérial s’était-il moqué de lui en revendiquant la masure pour le compte du seigneur de Montigny ? Certainement. Mais à quoi bon ressasser le passé ?  L’enfant poursuivit son chemin solitaire, sans plus se retourner sur ce qui avait été son foyer.

 

Cloitré en sa demeure, Hilaire le guérisseur dormait. Son sommeil était lourd, un puits sans fond, obscur, dépourvu de songes, et c’était aussi bien. Ses rêves lui apportaient trop souvent des visions sinistres : les visages de tous ceux qu’il n’avait pu sauver. Des faciès morts, certains en décomposition, tous débordant de haine à son encontre. Ce n’était pourtant pas de sa faute s’il s’était montré impuissant à contrer l’épidémie de suette. Le mal était réputé virulent et dans la majorité des cas recensés, la pestilence ne cessait que lorsqu’il ne restait plus personne de vivant à infecter dans les environs. Mais cela, comment aurait-il pu le dire aux villageois ?  Depuis ce temps, la culpabilité le rongeait, entretenue par les regards de travers de ceux qui, autrefois, lui avaient confié leur vie en toute confiance. Si les villageois devaient toujours faire appel à ses services, il savait désormais que l'on murmurait dans son dos et que la méfiance régnait à son égard.

 

Hilaire fut tiré de sa torpeur en entendant gratter doucement à la porte. Le vieil homme se leva péniblement, traina son grand corps voûté. Reconnaissant sur le seuil Bertrand, amaigri et fatigué, proche de l’évanouissement, il le fit aussitôt entrer, sans poser de questions. Il attisa le feu mourant et prépara à manger. Tandis que l’enfant, assis au coin du feu, reprenait des forces en engloutissant un bol de soupe, Hilaire ressassait ce qu’il venait de lui raconter. Il fallait se rendre au chevet du malade le plus tôt possible, quitte à enfreindre les ordres insensés du ministérial. Il ne connaissait que trop les hommes de son genre, savait ce dont ils étaient capables, tantôt par calcul, tantôt par simple goût pour la cruauté. Dorval lui rappelait l’époque pénible où il avait été recruté de force dans l’armée seigneuriale, lorsqu’Estienne de Montigny avait participé à la défense du duché contre les appétits féroces du Duc d'Aquitanie. L’armée était un ramassis de petits sergents à la Dorval : il était bien regrettable que celui-là ne s'en soit pas allé crever sur un champ de bataille…

 

***

 

Les deux heures de marche nécessaires pour gagner le campement l’avaient laissé éreinté ; cependant, dès qu’il vit Hugo, le guérisseur sut qu’il fallait faire vite. Toux incessante, inflammation à la gorge, front brûlant, état délirant : les symptômes habituels d’une fièvre catarrhale. Hilaire laissa courir un regard désabusé sur les branchages de la hutte laissant passer le vent, sur les peaux de bêtes accrochées et les petits tas d’ossements animaux jonchant le sol. Avec de telles conditions de vie, rien d’étonnant à ce que l’enfant tombe malade.

 

« Depuis quand est-il dans cet état ?
— Deux jours. Est-ce que c’est grave ?
— Oui. Nous avons déjà perdu un temps précieux. Je ne sais pas si je peux le tirer d'affaire. »

 

Veillant durant toute la nuit, Hilaire prodigua à l’enfant les soins qu’il savait être les plus efficaces : décoction pectorale et onguent pour calmer la toux. S’ensuivirent de longues heures d’incertitude. Au petit matin, la sueur abondante du malade lui paraissait être bon signe, mais il s’abstint de le dire à Bertrand. 

 

« Il faut attendre et voir. Le quatrième et le septième jour sont des tournants cruciaux pour le malade. Je vais t’apprendre à préparer la décoction à partir de quelques simples. Je te laisse aussi le pot d’onguent, fais-en bon usage… »

 

Hilaire semblait hésitant, mal à l’aise.

 

 « Je ne peux pas rester plus longtemps. Je ne tiens pas à ce que là-bas on me pose trop de questions sur mon absence. Occupe-toi de notre jeune malade, en suivant toutes mes recommandations. »

 

Les jours suivants furent éprouvants, teintés d’espoirs et de doutes. Tantôt, la fièvre s’arrêtait pendant quelques heures, tantôt elle prenait de nouvelles forces et tourmentait l’enfant plus cruellement. Bertrand se sentait alors plus coupable que jamais d’avoir pu vouloir du mal à son frère, comme si ses remords auraient pu l’aider à guérir. S’il n’en était rien, les remèdes appliqués faisaient, eux, effet : au bout d’une semaine la santé d’Hugo commença à se rétablir. Soulagé, Bertrand remercia en esprit le guérisseur. Il ignorait que l’absence de ce dernier avait été remarquée au village. 

 

Dorval était d'une humeur massacrante. Le seigneur Estienne l’avait encore convoqué pour lui faire des remontrances sur sa façon de gérer les terres, de récolter la taille, et surtout d’empêcher le braconnage. Ses veneurs trouvaient de moins en moins de proies dignes d’être chassées par leur maître et en rejetaient la faute sur le ministérial ; à les croire,  ce dernier ne châtiait pas assez durement les voleurs. C’était mal connaître Dorval. Mais à quoi bon protester ? Les veneurs formaient une caste à part, recevant l’attention toute particulière du Comte. Ils ne se remplaçaient pas au pied levé, alors qu’il était beaucoup plus simple de nommer un nouveau ministérial parmi la horde des serfs — la plupart étant prêts à vendre père et mère pour s’extraire de leur misérable condition, du moins c’était ainsi que Dorval voyait les choses. 

 

Non, il ne pouvait perdre son temps à contester les dires des veneurs. Il lui fallait démontrer la preuve de sa loyauté : plus que des patrouilles sillonnant la forêt sans le moindre résultat, il fallait faire un exemple… Il savait lequel serait à même de frapper les esprits. Certes, il s’agissait d’enfants et il y aurait sans doute quelques bonnes âmes pour pousser des cris d’orfraies. Pas de quoi l’arrêter pour autant, pas même de quoi lui donner l’once d’une hésitation. A ses yeux, les enfants n’étaient pas plus innocents que les adultes et devaient être punis de façon identique lorsqu’ils avaient fauté, que ce soit en braconnant ou en violant une peine de bannissement. 

 

Pauvre Hilaire… Pauvre couard ! Le guérisseur avait blêmi en découvrant le ministérial sur le seuil de sa demeure et il n’avait pas tardé à se confesser, vieillard balbutiant, entrevoyant déjà les pires châtiments s’abattre sur sa personne. Dorval n’avait que faire de cette loque humaine : le ministérial avait un autre gibier en tête. D’ici peu, il comptait bien mettre la main dessus…

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CHAPITRE 4

 

Le lièvre affolé était pris au piège. A chaque battement de ses pattes postérieures, le collet se resserrait un peu plus ; l’animal redoublait alors d’ardeur à se débattre pour rien.


Bertrand le regarda faire un moment, imaginant ce que cela pourrait faire pour un humain que de tomber victime d’un tel piège. Il ferma les yeux. Sentit son coeur battre dans sa poitrine, comme celui du lièvre devait battre la chamade. Sentit la peur, le désespoir... Il rouvrit les yeux. Finalement, tout cela sonnait familier. Trop familier. Il attrapa le lièvre et lui tordit le cou pour abréger ses souffrances.

 

Bertrand cheminait en direction de la hutte, lorsqu’il entendit les cris d’hommes s’interpellant entre eux. Des patrouilleurs. Proches, tous proches. Bertrand réagit aussitôt en jetant dans le premier buisson venu sa prise et ses collets, puis courut droit devant lui, ne songeant qu’à mettre le plus de distance possible avec son larcin. Les branches lui fouettaient le visage, les ronces lui lacéraient les jambes, mais il n’en ralentit pas pour autant son allure, craignant de voir surgir à chaque instant un forestier. A bout de souffle, il osa enfin risquer un regard en arrière. Personne. Il s’était peut-être fait des idées, peut-être les hommes du ministérial ne l’avaient-ils pas repéré…

 

Bertrand se retourna pour heurter de plein fouet une silhouette massive. Le choc fut si brutal qu’il tomba à la renverse. Une main épaisse se referma sur son bras et le força à se relever. Dorval arborait son éternel rictus.

 

« Tiens, tiens… Qu’est-ce que nous avons là ? »

 

Le ministérial força Bertrand à se retourner et lui asséna un violent coup de pied au derrière qui l’envoya se vautrer dans la neige. Alors que l’enfant se relevait, il vit plusieurs patrouilleurs approcher de tous côtés. 

 

« Vous avez trouvé ? » les interrogea Dorval. Devant le signe de tête négatif de ses hommes, son visage s’empourpra de colère.

 

« Cherchez mieux ! Ce petit bâtard a forcément posé ses collets à proximité. Trouvez-les ! »

 

Tandis que les patrouilleurs se dispersaient, Dorval s’avança sur Bertrand, les yeux flamboyants.

 

« Sale petit merdeux… Tu te crois malin ? Je vais t’apprendre, moi, à voler sur les terres du maître !
— J’ai rien volé ! »

 

Dorval l’envoya de nouveau à terre d’un coup de poing en pleine figure. Le choc du gantelet de maille résonna dans l’air glacial.

 

« Menteur, comme ton père. Comme tous ceux de ta race ! »

 

Une grêle de coups de pieds et de poings s’abattit sur l’enfant. Il se recroquevilla sur lui-même, encaissant tant bien que mal, sans pouvoir se relever ni s’échapper. Et plus Dorval frappait, plus il mettait de la force dans ses coups.

 

« Je sais que tu es revenu au village. Tu cherchais quoi, au juste ? A me nuire ? A me faire du tort auprès de mon seigneur ? C’est bien ça que tu voulais : que l’on me renvoie dans ma bauge ? »

 

Les coups reprirent de plus belle, jusqu’à ce que Bertrand soit sur le point de s’évanouir. Alors Dorval se figea et regarda autour de lui pour s'assurer qu'il était seul. Puis il abaissa à nouveau les yeux sur l’enfant, le fixant sans ciller.

 

« Après tout, je sais ce que tu as fait. Ça me suffit. Pas besoin de preuve. » 

 

Dorval tira la dague de son fourreau et saisit la main droite de l'enfant. 
 

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Merci  :)

 

 

CHAPITRE 5


Alors que l’acier froid était sur le point de mordre la peau, son geste fut interrompu par un bruit de pas dans les taillis, précédant le retour d’un patrouilleur. 

 

« Qu’est-ce que tu fous ici ? cracha Dorval. Je vous ai ordonné de poursuivre les recherches ! »

 

L’homme ne répondit rien mais gardait les yeux braqués sur la lame, luisante dans la pénombre du sous-bois.

 

« Chef… » murmura-t-il en s’approchant un peu plus près du ministérial et de l’enfant, jusqu’à faire mine de s’interposer. « Chef, on n’a pas trouvé de collets. On n’a rien trouvé. Y a rien à reprocher au gamin. Peut-être qu’il a braconné, mais on en sait rien. Vous devriez pas… »

 

Dorval se redressa, sa dague pointée vers le patrouilleur et le fixa droit dans les yeux. Une veine palpitait à son front.

 

« Je ne devrais pas quoi ? »

 

Le patrouilleur recula prudemment, les mains levées à hauteur de poitrine. 

 

« Ce que j’en dis, chef, c'est qu'il y a des lois à respecter. Même pour vous... »

 

Le visage de Dorval se décrispa un peu. 

 

« Ça va, j'ai compris, tais-toi. »

 

 Il rengaina sa dague. Se penchant sur Bertrand, il l’agrippa par les cheveux et cracha sur son visage tuméfié.

 

« Estime-toi heureux que je ne te coupe pas la main, là, tout de suite. Que je te reprenne encore une fois à rôder autour du village — je dis bien une seule fois — et tu y auras droit ! »

 

Dorval le repoussa à terre. Meurtri, Bertrand demeura immobile tandis que le ministérial criait après ses hommes pour les rassembler et les traitaient d'incapables. Tous étaient partis depuis un long moment, avant qu’il ne puisse faire le moindre geste, terrassé qu’il était par la douleur et l’humiliation. Au moment de se relever, Bertrand ressentit un élancement dans tout son corps et grimaça tant chacun de ses membres le faisait souffrir. Il prit appui contre un arbre, pleura longuement et, lorsqu’il n’eut plus de larmes à verser,  regagna péniblement la clairière. 

 

Assis à côté de la hutte, Hugo commençait à s’inquiéter. Le jour tombait et son frère n’était pas là. Lui-même avait repris des forces maintenant que la fièvre s’en était allée. Des journées qu’il avait passées à délirer sur sa paillasse, il n’avait pas gardé de souvenir précis. Tout ce qu’il savait c’était que Bertrand avait pris soin de lui. Aussi, lorsqu’il vit son frère chancelant et trébuchant, Hugo se précipita à sa rencontre.

 

« Qu’est ce qui t’est arrivé ? Qu’est ce qui s’est passé ? »

 

Sans un mot, Bertrand l’écarta et alla s’allonger dans la hutte où il demeura prostré.

 

 


CHAPITRE 6

 

 

Les jours suivants, il les vécut dans une torpeur profonde, à se remémorer la violence du ministérial. La menace de se voir amputé lui donnait des cauchemars, dans lesquels il voyait Dorval brandir sa main tranchée tout en glapissant joyeusement. Il ne prêtait plus la moindre attention à Hugo. Ce dernier était devenu comme une ombre à ses yeux et devait se débrouiller par lui-même. Tout le ramenait à Dorval. L’homme et sa cruauté s’étaient mués en obsession. 

 

Tandis que son corps se remettait lentement des blessures infligées, Bertrand compris qu’une seule chose lui permettrait vraiment d'aller mieux : il lui fallait se venger de cet homme. Trouver un moyen de l’atteindre, de lui rendre la monnaie de sa pièce. S’il n’avait d’autre choix, il irait jusqu’à tuer Dorval de ses propres mains, quitte à finir au bout d’une corde. Tout valait mieux que continuer à vivre ainsi.

 

Ses rêves n’avaient fait que le tourmenter des nuits durant, mais l’un d’eux lui fit l’effet d’une révélation. Dorval était encore là, dans les bois, sauf qu’au lieu de brandir sa main tranchée, il répétait en une inquiétante litanie « Tu veux me renvoyer dans ma bauge… Tu veux me renvoyer dans ma bauge… » 

 

A chaque répétition, le visage de Dorval se métamorphosait, enflait, se couvrait d’une soie dure et noire, tandis que sa bouche se déchirait en une immense gueule rougeâtre, d’où jaillissaient grès et défenses ruisselants de bave. Le nouveau faciès du ministérial était celui d’un sanglier monstrueux, et ses hurlements de colère s'étaient mués en grommellements grotesques. La mutation achevée, l’homme-bête s’avançait sur Bertrand pour le massacrer. Alors il sombrait dans les ténèbres. 

 

Il y aurait eu de quoi le faire s'éveiller en hurlant, mais le rêve se poursuivait obstinément. Bertrand se trouvait à présent dans la cour du château de Montigny. L’homme-bête était là, lui aussi, mais il ne représentait plus une menace. Son cadavre ensanglanté gisait sur le pavage en damier, transpercé d’une demi-douzaine de piques. De cette vision, Bertrand tirait une joie mauvaise, au point d'ignorer le raclement de sabots derrière lui. 

 

Un hennissement lui fit faire volte-face. Perché sur sa monture, le  seigneur Estienne de Montigny était là, tout de noir vêtu, penché sur lui, le jaugeant du regard. Son grand visage sec, en lame de couteau, transpirait la sévérité. Ses yeux vifs, rusés, semblaient le scruter, le sonder jusqu’au plus profond de son âme. C’était le maître du domaine, doté du pouvoir de vie et de mort, et Bertrand le craignait presque autant qu’il avait craint l’homme-bête. Le Comte détacha son attention de l’enfant et la reporta sur la dépouille. Son oeil devint flamboyant de colère.

 

« Qui s'est permis de tuer un sanglier jusque dans ma propre cour ! Qui ose s’en prendre à mon gibier, à mes bêtes et se moque de moi ! Que fait cette charogne en ma demeure ? »

 

Bertrand s’éveilla à cet instant. Il faisait encore nuit et les dernières paroles du Comte résonnaient dans son esprit.

 

...Que fait cette charogne en ma demeure ?...

 

Un sourire froid se dessina lentement sur ses lèvres. Il savait ce qu’il lui restait à faire.

 

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CHAPITRE 7

 


L’aube. Hugo était sorti de la hutte, étonné de ne pas y voir son frère encore allongé. Il le vit devant le feu, occupé à tailler des branches dénudées. Hugo s’approcha, heureux de le voir sur pied, et se figea en découvrant l’expression étrange sur son visage.

 

« Bertrand… Comment ça va ?
— Ça va mieux, frérot, ça va mieux. Je dirais même que cela fait un sacré bout de temps que je ne me suis pas senti aussi bien.
— Ah… »

 

Il aurait dû se sentir soulagé. Mais il émanait de Bertrand quelque chose… d’inhabituel.

 

« Et… qu’est-ce que tu es en train de faire ?
— Des épieux. Pendant que tu dormais, j’en ai fabriqué deux et j’en ai durci les pointes au feu de bois.
— C’est pour quoi ?
— C’est pour la chasse, répondit Bertrand, laconique. Aujourd’hui, tu vas venir chasser avec moi.
— Hein ? »

 

Hugo ouvrait de grands yeux étonnés.

 

« Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir attraper avec ces trucs ? Les oiseaux et les lapins sont bien trop rapides pour… 
— On va chasser le sanglier, coupa Bertrand.
— Quoi ?! Mais on peut pas !
— Si, on peut. Ça nous fera de la viande pour des semaines, voire des mois si on la fume comme il faut.
— Mais c’est trop dangereux ! Si jamais les hommes du Comte nous prennent…
— Alors ce sera à moi qu’on coupera la main. A moi, pas à toi. »

 

Bertrand le fixait à présent d’un regard fiévreux, mettant Hugo mal à l’aise.

 

« Ecoute-moi bien. Tu vas venir chasser avec moi et, surtout, tu vas la boucler. J’aurais pu vivre ma vie au village au lieu de supporter tes jérémiades à longueur de journée et te torcher le cul à ta place. J’aurais pu te laisser crever. Au lieu de ça j’ai veillé sur toi, je me suis occupé de toi. Je t’ai fabriqué un endroit pour vivre, je t’ai donné de quoi bouffer, j’ai même été jusqu’à chercher le guérisseur lorsque tu étais malade… Alors pour une fois, une seule fois, c’est toi qui va faire quelque chose pour moi. Pour une fois, tu vas te rendre utile. Et tu vas voir, ce n’est pas si terrible que ça, que de tuer un sanglier, si on sait comment s’y prendre. »

 

A cette dernière phrase, Hugo crut que son frère avait perdu la raison. En un sens, c’était le cas. Le désespoir l'avait conduit à prendre ses rêves pour des injonctions. Il avait beau ne connaître Dorval qu’en surface, il avait compris une chose importante le concernant : derrière sa cruauté manifeste, le ministérial n’avait qu’une seule crainte, celle de se voir ravalé au simple rang de serf. 

 

Restait à trouver le moyen de provoquer sa déchéance, et c’est là que le rêve avait éclairé Bertrand. Le ministérial était responsable de la surveillance des chasses seigneuriales. Que dirait le Comte si jamais un gibier noble, rare et précieux en ces temps de disette, était tué par d’autres que lui sur ses terres ? Qui blâmerait-il en découvrant, juste devant les portes de son château, la carcasse d’un grand sanglier ?


***

 

Dans la forêt enneigée, les chasseurs progressaient en silence.

 

Terré dans sa bauge, le sanglier attendait.

 

Le soleil s’était levé depuis peu. De retour de son viandis, sa terre nourricière, où elle avait déterré de son puissant butoir quelques racines pour se nourrir, la bête était aux aguets. Son instinct de survivant le lui avait dicté. Comme il l’avait fait, autrefois, quand des veneurs l’avaient débusqué dans son antre. Elle était alors à son apogée, et rien n’aurait pu l’arrêter, pas même une dizaine de molosses recouverts de mailles métalliques. 

 

Attaquant de concert, la moitié de la meute avait été balayée au premier assaut, les chiens projetés dans les airs, ou bien écrasés à terre. De ses puissantes défenses, la bête avait déchiré le mantelet de mailles et éventré le chef de la meute sur toute sa longueur. Les autres chiens, rendus fous par l’odeur du sang et des entrailles brûlantes déversées, s’étaient alors précipités sur leur congénère agonisant, laissant au grand sanglier le temps de prendre le large. La bête avait parcouru plusieurs lieues dans la forêt avant de se trouver un nouvel habitat. Elle avait repris son existence solitaire, à l’abri de tous. Jusqu’à aujourd’hui.

 

Elle était plus qu'un animal. Depuis ce jour où, dans une clairière, elle avait traversé un cercle fait d'étranges pierres, au dessus desquelles l'air-même semblait vibrer, elle n'était plus la même. Quelque chose en elle avait été profondément et durablement affecté, et cette métamorphose avait gagné jusqu'à sa chair. Son cuir s'était fait plus épais. Ses défenses s'étaient allongées et étaient désormais ornées de piquants, comme ceux d'une ronce. Et par dessus-tout, dans ce qui lui tenait lieu de cervelle, les mutations avaient induit une forme d'intelligence perverse. La bête ne craignait plus l'homme mais le considérait comme une proie.
 

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CHAPITRE 8

 

 

La neige était constellée d’empreintes fraîches, dessinant une piste nette. Bertrand se redressa. Se tournant vers Hugo, il vit que ce dernier, regard implorant, tremblait comme une feuille. 

 

Il s’approcha tout prêt de son oreille et murmura :

 

« Trop tard pour jouer les trouillards : on est tout prêt de la bauge. Tant que le vent lui masque notre odeur, la bête ne sait pas qu’on est là. Contente-toi de suivre le plan : je passe par les fourrés, tu avances de ton côté en restant planqué derrière les arbres. Je donne l’assaut en premier pour surprendre le sanglier et quand je crie, tu te précipites pour m’aider. Rappelle-toi ce que je t’ai dit : ne vise à aucun prix son dos, tu ne lui ferais même pas une égratignure. Vise son ventre ou son cou : ce sont les parties les plus tendres, les plus vulnérables. Si tu fais tout comme je t’ai dit, on devrait s’en sortir sans trop de mal. »

 

Bertrand s’écarta et se faufila jusqu’aux proches buissons, à l’intérieur desquels il eut tôt fait de disparaître. Livré à lui-même, Hugo se força à avancer vers un premier arbre, puis au suivant, et se colla à son écorce, terrifié à l’idée d’écraser la moindre brindille susceptible de donner l’alerte. Son frère avait beau lui avoir désigné l’emplacement approximatif de la bauge, il ne voyait rien qui y ressemble. Et s’il allait trop vite ? Pire, s’il tombait face à la bête ?  Cette simple pensée suffit à le tétaniser. Hugo avait beau se dire et se répéter que son frère avait besoin de lui, qu’il fallait suivre les consignes, qu’il fallait avancer, il ne pouvait plus faire le moindre pas. 

 

Silence dans la forêt. Progressant par lentes reptations au milieu des fourrés, Bertrand redoubla d’attention pour ne pas alerter la bête.  Tendant le cou, il finit par repérer son gîte fangeux, à moins de cinq mètres. Au même moment, le sanglier quitta sa bauge et se mit à renifler l’air environnant. Bertrand se figea. Ce n’était pas possible. Elle aurait dû dormir à ce moment de la journée. Elle aurait dû être vulnérable. Ce n’était pas possible. Et elle était si grosse... si monstrueuse. Pendant quelques secondes, Bertrand faillit renoncer. Puis il pensa à Dorval et cela décida du reste.

 

Et merde, tant pis pour l’effet de surprise !

 

Alors que le sanglier passait juste à sa hauteur, Bertrand se tendit et jaillit hors des fourrés, épieu en avant, hurlant « Maintenant ! » 

 

Joignant le geste au cri, il plongea la pointe de l’arme vers le ventre du sanglier. Rompant la résistance de la peau, elle s’y enfonça sur une dizaine de centimètres. Le sanglier grogna de douleur et tenta aussitôt de se dégager, poussant des grommellements furieux. Surpris par la vivacité de sa réaction, peinant à conserver ses appuis au sol, Bertrand affermit sa prise sur l’épieu.

 

Saloperie… Elle m’a finir par me foutre à terre si je n’arrive pas… Hugo… où est Hugo ?!

 

Comme si ce dernier avait pu ne pas l’entendre la première fois, Bertrand hurla à nouveau « Maintenant ! » d’une voix tremblante. La bête forçait toujours plus pour se retourner, faisait ployer l’épieu de toute sa masse, ignorant la douleur dans ses entrailles, prête à massacrer son tourmenteur, ses grommellements retentissant comme les rugissements d’un fauve. 

 

Toute idée de vengeance s’était évanouie chez Bertrand. Il ne voyait plus que la bête, elle prenait de l’ampleur à chaque seconde, jusqu’à occulter tout son champ de vision, déployant une force inimaginable pour se défaire de l’étreinte de l’épieu et écraser celui qui lui avait causé une telle douleur. Alors que ses pieds glissaient sur la terre gelée, il comprit qu’il était en train de perdre une bataille qu’il n’avait jamais eu la moindre chance de remporter. Le vaillant chasseur redevenait ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : un enfant qui avait voulu se prendre pour un homme et se rendait compte, trop tard, qu’il n’en n’avait pas la carrure.
 

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  • 3 semaines après...

Merci pour vos retours ! ^^

 

Après une absence prolongée, du fait de soucis personnels, voici la suite et la fin de ce récit.

 


CHAPITRE 9

 

 

« Hugo !!! »

 

C’était un cri de désespoir. La hampe ploya et se brisa nette. Déséquilibré, Bertrand trébucha, un maigre tronçon de bois entre ses mains. La bête ne lui laissa pas le temps de réaliser : elle lui porta un formidable coup de boutoir qui le projeta sur plusieurs mètres, jusqu’à heurter lourdement la base d’un chêne. Sonné, mais encore conscient, Bertrand entrevit le sanglier sur le point de charger et leva instinctivement les avant-bras pour se protéger. Il hurla quand la bête fut sur lui. 

 

A quelques mètres de là, Hugo s'était figé, telle une statue. Au premier cri de son frère, il était parvenu à surmonter sa peur et était sorti de sa cachette, pour se retrouver tétanisé devant la masse formidable de la créature, géant à côté duquel Bertrand faisait figure de lilliputien. Le monde d’Hugo s’écroulait en même temps que son frère, frêle silhouette secouée en tous sens, se perdait en tentatives désespérés pour repousser le sanglier. Celui-ci le dominait, l’écrasait, lui assénait des coups de boutoir, s’acharnait de ses défenses aiguisées comme la lame d’un poignard, quand il ne cherchait pas à broyer les doigts ensanglantés entre ses mâchoires. 

 

Les hurlements de douleur poussés par Bertrand finirent par arracher Hugo à sa paralysie. Il cria pour détourner attention de la bête, laisser un peu de répit à son frère, lui donner une chance de fuir. En vain. Le sanglier s’acharnait, sans prêter attention au petit humain qui le défiait. Hugo cria plus fort, jusqu'à s'en rompre les cordes vocales, sans plus d’effet.

 

Les larmes aux yeux, il réunit le peu de courage qu’il lui restait et courut droit sur le sanglier en brandissant son épieu. Oubliant tout ce qu’il avait appris, il visa la bête au-dessus de l’épaule. La pointe de l’arme rebondit lamentablement sur le cuir épais. Alors que les cris de Bertrand avaient laissé place à des gémissements de sinistre augure, Hugo, au désespoir, visa cette fois le cou de l’animal. Il ne parvint pas même à en entamer la peau. Cependant, la pointe de l’épieu, en glissant sur la boue recouvrant les soies de l’animal, atteignit son oeil et s'y enfonça profondément.

 

La bête poussa un grognement de douleur suraigu et se détourna de sa proie, entraînant avec elle un paquet d’entrailles fumantes accrochées à ses défenses. La pointe acérée toujours fichée dans son orbite, elle se rua vers les fourrés, arrachant l’épieu des mains d’Hugo. Ses grommellements furieux s’estompèrent à mesure que l’animal meurtri s’enfonçait au coeur de la forêt.

 

Hugo se laissa tomber à genoux et rampa vers son frère. Adossé contre l’arbre, visage livide, Bertrand agonisait. Son souffle ténu allait en s’amenuisant dans l’air glacial.

 

« Bertrand ? »

 

Hugo n'obtint qu'un vague murmure inintelligible en guise de réponse. Il se rapprocha, s'efforçant d'ignorer la plaie béante qui avait remplacé le ventre de son frère. 

 

« Bertrand ? »

 

Pas de réponse. Les grands yeux de Bertrand demeuraient ouverts et tournés vers la cime des arbres morts. Ces grands yeux vides qui ne verraient jamais plus.

 

Hugo se rapprocha, se blottit tout contre son frère et s’efforça de le réchauffer en le serrant dans ses bras. Il resta là, immobile, sans plus prêter attention au froid qui engourdissait ses membres et l'envahissait d'une douce torpeur. Hugo ferma les yeux. De gros flocons de neige tourbillonnaient dans l'air grisâtre et venaient se déposer en un manteau duveteux sur les deux frères.

 

 


CHAPITRE 10

 

 

La hutte s’effondra sous les coups de pied réjouis de Dorval. Ses hommes le regardaient faire sans rien dire. Ils avaient appris à encaisser la cruauté du ministérial, aussi bien que ses accès de colère. Ils avaient aussi compris depuis longtemps qu’il valait mieux se trouver de son côté, même si cette soumission leur pesait comme un joug et les dégoûtait d'eux-mêmes. Dorval piétinait maintenant les débris de la hutte, s'acharnait dessus, tout en brandissant des dépouilles animales, un sourire triomphal aux lèvres. 

 

« Vous voyez ? Je vous l’avais bien dit ! Les sales petits braconniers ! Il me tarde de mettre la main dessus. »

 

L’un de ses adjoints, circonspect, remua les cendres du feu de camp, recouvertes de neige.

 

« Cela fait un moment qu’ils ne sont plus ici. A quoi bon...
— Peu importe. C'est une question de principe. Ces deux-là ne m’échapperont pas longtemps. »

 

Alors qu’ils s’apprêtaient à quitter la clairière, un appel rauque et lointain résonna dans l’air. Levant les yeux vers le ciel, tous aperçurent le nuage noir, tournoyant sur lui-même, à une lieue de là environ. Des corbeaux. Les patrouilleurs dévisagèrent leur chef. Sous leurs regards conjugués, Dorval perdit en partie son assurance, soudain mal à l’aise. Il n'aimait pas ces regards. Il y manquait la crainte et la servilité.

 

« Ce n’est rien » fit-il.

 

 Quelqu’un murmura, dans un souffle :

 

« Allons voir. »

 

Une procession silencieuse s’engagea dans la forêt enneigée, d’une pureté virginale. Le ministérial, rétif à avancer, moins escorté que prisonnier des siens, prenait conscience que quelque chose d’anormal était en train de se produire, qu’il était en train de perdre son ascendant sur ses hommes. Il émanait d'eux une hostilité latente.

 

Là, derrière un arbre, ils surprirent un amas de plumes noires et de becs voraces. A leur approche, il s’envola et s’éparpilla dans un concert de battements d’ailes et de croassements moqueurs. Ce qu’il abandonnait sur place n’arracha ni lamentations, ni soupirs, ni larmes. Seulement un silence consterné, plus assourdissant pour le ministérial qu'un hurlement.

 

« Regardez, lui dit l’un des hommes. Regardez bien. »

 

Dorval jeta un oeil, se détourna. Dans une autre vie, il se souvenait avoir été le chef de ces brutes qui l’encerclaient à présent, sans plus se donner la peine de masquer leur dégoût et leur haine.

 

D’une voix blanche, se voulant forte, autoritaire, il ordonna :

 

« Enterrez ça vite fait, qu’on n’en parle plus. Et pas un mot au village. »

 

Mais les hommes ne se détournèrent pas. Tout au contraire, ils se rapprochaient. Et, comme le cercle des patrouilleurs se refermait sur lui, Dorval se sentit telle une bête traquée, piégée par la meute, quand vient l’heure de la curée.

 

 


FIN
 

Modifié par Oberon
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  • 1 mois après...

Toujours un plaisir de retrouver les écrits d'Obéron, écrits toujours aussi glauques d'ailleurs ! On commence par une petite citation à ressortir à votre belle famille : 

Le 30/05/2013 à 12:10, Oberon a dit :

« Allons ! Sa maladie a beau l’avoir défiguré, je m’étonne que vous n’ayez pas reconnu votre propre père ! »

 

J'aime beaucoup ton style, la précision du vocabulaire, la lente montée du suspens, ainsi que l'irruption du fantastique qui instille le doute dans l'esprit du lecteur. C'était le cas avec le cauchemar du sanglier par exemple. D'où t'est venue cette idée d'ailleurs ? Je ne suis pas certain d'avoir compris ce que tu voulais faire passer comme message. La vengeance évidemment, un porc métaphorique car le ministérial est intouchable ? Et une chute ... macabre. Les mêmes thèmes reviennent aussi : la maladie, la faiblesse, la famille, la mort. Des thèmes d'actualité, hélas. 

 

Au plaisir de lire la suite de tes récits. Dans un mois ou dans dix ans ? 

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  • 1 mois après...

Bien le bonjour ! ^_^

 

Le cauchemar, c'est une réminiscence d'un véritable rêve, survenu des années auparavant. Outre sa dimension surréaliste, qui peut avoir son charme en soi, il a son utilité dans la progression de l'intrigue. Si je ne dis pas de bêtise, de mémoire, il m'a servi de transition entre le deuxième et le troisième acte du récit, car oui, môssieur, on peut écrire du Warhammer et apprécier la Poétique d'Aristote ! :mrgreen:

 

Il s'agit en effet d'un récit dans la lignée des précédents, que ce soit dans sa thématique ou ses effets. J'ai, pour une fois, du plus long en réserve, mais rien de concret avant un sérieux travail de réécriture. D'ici là, tu auras amplement eu le temps d'achever la publication de ton roman, que je m'en vais de ce pas dévorer ! :good:

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